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seul passage, et bref : « Je laisse de côté les écritures sacrées, parce qu’elles sont la suprême vérité[1]. » La physique n’est plus ramenée à la logique, à une subtile jonglerie de concepts très généraux qui s’appliquent à tous les phénomènes de la nature : cause matérielle, formelle, efficiente, finale ; espace, temps, vide, mouvement. La science de la nature est la science des phénomènes et de leurs causes.

Sans plus d’effort, avec la même aisance il évite les dangers de l’humanisme. Revenir des commentateurs à Platon et à Aristote, du latin des traducteurs d’Averroës à la langue de Cicéron, c’était secouer la poussière de l’école, sortir d’une cave pour marcher dans la lumière. Mais le mal pouvait renaître du remède. L’enthousiasme pour les anciens menaçait de ne substituer à la scolastique que la philologie et l’érudition. C’était rester dans les livres. La science est dans les choses. Léonard de Vinci est un moderne, il est au-delà de l’humanisme comme de la scolastique. Ne répond-il pas à quelque cicéronien, quand il écrit : « Je sais bien que, pour n’être pas lettré, quelques hommes présomptueux croiront pouvoir me blâmer, alléguant que je suis un homme sans lettres. Gens insensés ! ils ne savent pas que, comme Marius aux patriciens romains, je pourrais leur répondre en disant : ceux qui s’ornent du travail d’autrui ne veulent pas me laisser à moi le fruit de mon travail. Ils diront qu’étant sans lettres je ne pourrai bien dire ce dont je veux traiter, ils ne savent pas que les sujets qui m’occupent relèvent plus de l’expérience que des mots : l’expérience a été la maîtresse de ceux qui ont bien écrit, et c’est elle qu’en tout cas j’alléguerai pour maîtresse[2]. » Bien dire n’est que bien penser, voilà la réponse de Léonard aux beaux diseurs ; et bien penser, c’est penser librement, par soi, comme ces anciens qui ne méritent l’admiration que parce qu’ils en ont eu la généreuse audace.

Bien que Léonard se donne comme un novateur et éprouve le besoin de se justifier, il est vraisemblable que quelques hommes, autour de lui et avant lui, pratiquèrent la méthode d’observation. Mais ce qui est certain, c’est que, cent ans avant le chancelier Bacon, le Vinci trouve et formule la vraie méthode scientifique en notant les démarches de son libre et vaillant esprit. Que veut Bacon ? Une science efficace, dont les découvertes mettent au service de l’homme les puissances de la nature, connaître les causes pour produire les

  1. Lascio star le lettere incoronate, perche son somma verita. (W. An., IV, 184 ro ; J.-P. R., II, § 837.) La raison semble singulière. Est-ce une ironie ? Est-ce la distinction des deux vérités, philosophique et religieuse, qui sera d’un si fréquent usage chez les libres penseurs du XVIe siècle ?
  2. C. A., 117 v°, 361 v° ; J.-P. R., I, § 10.