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regards. Des mots le ramenaient, des phrases surtout qui, parfois, s’arrêtaient sur les lèvres, comme sous la crainte d’éveiller une allusion, d’amener quelque évocation. Et cette évocation alors grandissait. Le passé hantait ses songeries et ses sommeils. C’était un fantôme assis à leur table, comme la statue du commandeur. Il planait sur eux, les oppressait de ses lourdes ailes noires. Et il se posait à leur chevet, la poursuivant jusqu’au fond de leurs baisers.

Mais surtout une terreur croissante écrasait Mme Daguerre, la terreur que cette femme, que l’empoisonneuse, fût condamnée. Le jugement dont elle serait frappée la frapperait elle-même, clamerait son propre crime et son infamie. Qu’elle fut acquittée, au contraire, et son propre acquittement lui en paraîtrait confirmé, consacré définitivement. Il perdrait l’apparence d’être un coup de chance, un des hasards de la loterie du jury. Elle en serait blanchie à jamais. Sa vie pourrait repartir, délivrée de la hantise des souvenirs mauvais, retrouver les joies un moment atteintes, la paix si vite enfuie. Elle s’attacha à cette espérance, désespérément.

Peu à peu, alors, une transposition étrange se fit. Ce n’était plus cette femme que l’on jugeait. C’était elle-même. Elle se retrouvait, comme deux années avant, au pilori infamant, mais cette fois avec son âme toute nue en présence des faits, sans être protégée par l’inconscience venue du détraquement de son cœur, par l’indifférence de toutes choses. Le jugement recommençait tel qu’alors il eût dû s’accomplir, normalement, logiquement, dépouillé de la folie et de l’emballement, de la passion ardente et communicative du défenseur. Et maintenant, devant sa vie et son bonheur qu’elle défendait avec une espérance dernière, toutes les angoisses qui ne l’avaient pas effleurée, toutes les tortures du doute qui lui avaient été épargnées, elle les éprouvait véritablement, aussi affreuses et aussi poignantes, plus cruelles d’avoir attendu.

Les dires qui lui paraissaient favorables à l’accusée mettaient à sa poitrine de longs soupirs que des joies imprécises faisaient s’achever en des larmes ; des faits graves, au contraire, surgissant des témoignages et des débats, la glaçaient de la sensation d’une blessure mortelle. Et elle restait ensuite comme anéantie, ne sachant plus, ne voulant plus penser, la tête perdue, se réfugiant en des prières.

Le dernier jour surtout fut terrible. Le verdict devait être rendu très tard, dans la nuit. Elle garda un tremblement continu, le regard vacillant, une pâleur épandue dans sa face morne. Son cœur, parfois, cessait de battre, dans une constriction douloureuse, ou, trop large, il étouffait sa poitrine. Des bruits la faisaient tressaillir ; tout était devenu souffrance, une souffrance brusque,