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VI.

Leur vie était devenue silencieuse, oppressante, chacun d’eux réfugié en sa pensée, elle écrasée, lui sans tendresse, affectant l’insouciance.

Daguerre ne voulait pas divorcer. Le divorce eût été l’aveu de sa folie, de l’erreur dont il avait été victime. Un orgueil le clouait, lié à cette femme, rivé à sa chaîne, jusqu’au bout.

Bientôt, dans le travail incessant de sa pensée, l’œuvre mauvaise se poursuivit. Puisque sa femme ne l’avait pas aimé, ne l’aimait pas, qui donc aimait-elle ? Singulièrement, une jalousie inattendue s’éveillait. Parce qu’il la supposait triste et dévorée de l’ennui du terne de sa vie, du vide de ses heures, elle n’aimait pas ; si elle eût aimé, de l’aliment donné à son cœur, sa nervosité se fût calmée, son détraquement se fût apaisé ; elle fût redevenue, ayant l’élément nécessaire, expansive, radieuse, exubérante. La jalousie était illogique, en contradiction avec l’accablement, la tristesse lourde de la femme. Mais ce sentiment cruel, justement, plaisait à la tournure actuelle de son esprit. Il imaginait un amour contrarié, malheureux peut-être, par le manque de liberté. Dans ces pensées, il chercha autour de soi. Il surveilla la servante, eut des retours imprévus du palais, dans la journée ; il se rendit compte des sorties de sa femme, la suivit quand elle allait à l’église.

Et brusquement un souvenir le pénétra, le souvenir de l’ancien amant, ce complice du crime, ce fugitif cru mort, dont la trace avait été perdue ! Il devint très pâle, puis très rouge. Il était frappé comme d’un coup de lumière, d’une révélation subite. Cet homme était à Paris, là, autour d’eux. Il l’avait retrouvée ; elle l’aimait encore. Jamais, depuis le mariage, ils n’avaient parlé de cet homme. Lui, avait pensé, avec certitude, que sa femme le méprisait, le haïssait d’avoir failli la perdre et de s’être enfui. Mais cette hypothèse lui paraissait maintenant une naïveté. La femme ne s’affranchissait pas ainsi de l’empire de l’homme, quand cet homme avait eu la puissance de l’amener jusqu’au crime. Ce premier amant avait mis sur elle une empreinte indestructible. Il la tenait dans sa main, à jamais, tremblante peut-être, mais dominée, domptée au premier signe, vaincue.

Et, cette fois, il était sur la vraie piste ; indubitablement. Car, de là, toute sa femme s’expliquait. Ses heurts, ses incohérences étaient les alternances d’une double volonté, la sienne et celle de l’autre ; sa tristesse venait de cette force subie de nouveau, d’une inquiétude de l’avenir ; ses abattemens, des luttes peut-être qu’elle soutenait,