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publia ses œuvres complètes, il les purgea soigneusement de toute hérésie politique, il n’eut garde d’y donner place à certaines pages écrites entre 1863 et 1865. Il avait invectivé la Prusse militante, il a glorifié la Prusse triomphante. Feuerbach goûtait peu ce genre de palinodies. Comme le satyre de la fable, il vivait au fond de son antre sauvage, et, comme lui, il maudissait les passans dont la bouche souffle tour à tour le froid et le chaud. Jusqu’à la fin, jusqu’après Sedan, il est demeuré rebelle au succès. Il accusait la Prusse de ne songer qu’à elle, de n’avoir d’autre règle de conduite que ses âpres convoitises, « et de ne savoir pas justifier ses agrandissemens territoriaux par des conquêtes morales. »

Autant que ses propres affaires, les affaires du monde et la politique allemande lui causaient de grands dégoûts. Mais il est permis de croire que ce qui l’attristait le plus, c’étaient les contradictions intérieures au milieu desquelles il se débattait et les efforts désespérés qu’il faisait pour en sortir. Après s’être appliqué à prouver que les dieux ne sont que des fantômes, que la religion n’est qu’un rêve, il avait découvert que les philosophes, eux aussi, sont des rêveurs ; que, dans leurs spéculations chimériques, ces moines défroqués substituent aux réalités de ce monde des idées qui ne sont que des abstractions sans réalité. Qu’y a-t-il donc de vrai dans ce monde ? Ce que nos sens en perçoivent ; et, pour nos sens, il y a des arbres, des pierres, des fleurs, des hommes ; mais l’arbre, la pierre, la fleur, l’homme n’ont jamais existé. « Tu as senti la chaleur du feu que voici, tu as vu briller l’étoile que voilà ; mais tu n’as jamais vu ni le feu ni l’étoile, tu n’as jamais senti ni l’esprit ni la matière. »

Sa doctrine se réduisait dès lors à une sorte de sensualisme d’artiste qui ennoblit toutes ses sensations en y mêlant son âme et les convertit en sentimens. Mais comme il s’occupait des autres encore plus que de lui et qu’il avait un tempérament de missionnaire autant que de poète, il entendait faire de ce sensualisme très personnel une doctrine humanitaire et l’employer à nous guérir de tous nos maux comme de toutes nos superstitions : — « Point de religion, avait-il dit, voilà ma religion ; point de philosophie, voilà ma philosophie. » —Et malgré lui, cet incurable idéaliste ne pouvait se passer ni de la philosophie ni de la religion. Il s’indignait qu’on lui reprochât de n’être qu’un démolisseur, ce que Mme de Sévigné appelait un semeur de négatives. Il sentait bien qu’on ne peut ôter au genre humain toutes ses poésies sans les remplacer par quelque équivalent. Il lui avait fait subir deux grandes amputations ; il a employé les vingt dernières années de sa vie à lui fabriquer deux jambes de bois. Malheureusement il s’entendait moins à construire qu’à détruire.

En 1848, il s’était arraché quelque temps à sa solitude pour observer