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de la jeune garde. Les Russes renouvelèrent leur attaque et enfoncèrent les Polonais de la légion de la Vistule. Le maréchal Oudinot fut grièvement blessé, et Napoléon envoya Ney pour le remplacer. Le général Condras, un de nos bons officiers d’infanterie, fut tué ; le vaillant général Legrand reçut une blessure dangereuse.

L’action se passait dans un bois de sapins de dimensions colossales. L’artillerie ennemie ne pouvait donc apercevoir nos troupes que fort imparfaitement, aussi tirait-elle à toute volée sans que ses boulets nous atteignissent ; mais en passant au-dessus de nos têtes ils brisaient beaucoup de branches plus grosses que le corps d’un homme et qui tuèrent ou blessèrent dans leur chute bon nombre de nos gens et de nos chevaux. Comme les arbres étaient très espacés, les cavaliers pouvaient circuler entre eux, quoique avec difficulté. Cependant le maréchal Ney, voyant approcher une forte colonne russe, lança contre elle ce qui nous restait de notre division de cuirassiers. Cette charge faite dans des conditions aussi extraordinaires fut néanmoins une des plus brillantes que j’aie vues ! .. Le brave colonel Dubois, à la tête du 7e de cuirassiers, coupa en deux la colonne ennemie, à laquelle il fit 2,000 prisonniers. Les Russes ainsi mis en désordre furent poursuivis par toute la cavalerie légère et repoussés avec d’énormes pertes jusqu’à Stakowo[1].

Je reformais les rangs qui avaient pris part à cet engagement, lorsque je vis arriver à moi M. Alexis de Noailles avec lequel j’étais lié. Il revenait de porter un ordre du prince Berthier, dont il était aide-de-camp, mais au lieu de retourner vers ce maréchal après avoir rempli sa mission, il dit en s’éloignant de moi qu’il allait jusqu’aux premières maisons de Stakowo pour voir ce que faisaient les ennemis. Cette curiosité lui devint fatale, car en approchant du village, il fut entouré par un groupe de cosaques qui, après l’avoir jeté à bas de son cheval et pris au collet, l’entraînèrent en le frappant. J’envoyai sur-le-champ un escadron à son secours, mais cet effort resta infructueux, car une vive fusillade partant des maisons empêcha nos cavaliers de pénétrer dans le village : depuis ce jour on n’entendit plus parler de M. de Noailles ! .. Les superbes fourrures et l’uniforme couvert d’or qu’il portait ayant tenté la cupidité des cosaques, il fut probablement massacré par ces barbares. La famille de M. de Noailles, informée que

  1. Tchitchakof a rendu justice à la vigueur de notre cavalerie dans cette affaire. Du reste, ses Mémoires (publiés en 1862) et ceux du comte de Rochechouart confirment de point en point les détails donnés sur ces événemens : la prise et la perte de Borisof par les Russes, leur mouvement intempestif sur Bérésino inférieur ; le combat de Zawniski près Brillowa et Stakowo ; la fatale rupture des ponts et la retraite de nos troupes sur les marais gelés de Zembin.