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sentiers du Parnasse. En 1807, Laujon fut élu membre de l’Institut à la place de Portalis : présenté à l’empereur, il perdit la mémoire et ne sut pas même décliner son nom ; on peut croire que Napoléon ne lui sut pas mauvais gré de cette émotion ; les grands croient volontiers à l’éloquence de la timidité qui leur semble le frappant témoignage de leur prestige, de la vénération qu’ils inspirent. Il n’en allait pas de même avec un autre académicien qui, interrogé par un autre césar si Brifaut avait du talent, répliqua hardiment : « Sire, nous avons tous du talent[1]. »


III

Voici un autre divertisseur du XVIIIe siècle, le Corneille de la parade, Collé, nature morale moins aimable (ses coups de boutoir secrets envers ses bienfaiteurs donnent meilleure opinion de son esprit que de son cœur), talent fort supérieur à Laujon, et, s’il était permis de hasarder une telle comparaison pour des écrivains de second ordre, il y a entre eux toute la distance de l’original à la copie, de la gravure en relief à la gravure en creux. Encore n’ai-je entendu blâmer que son attitude à l’égard de certains personnages qu’il flagornait par devant, décriait par derrière, estimant sans doute que leurs grâces trop chèrement payées n’étaient que des restitutions du hasard à l’intelligence, et raisonnant à la façon de Duclos qui prétendait que les puissans craignent les gens de lettres comme les voleurs craignent les réverbères. Un disciple de Gall eût vainement cherché sur son crâne la bosse du respect, mais la causticité railleuse et la gaîté, le sens pratique et de solides vertus bourgeoises devaient marquer ce cerveau de leur forte empreinte.

Gaîté sincère et débordante, qui sort du plus profond de l’être, que Collé inspire et qu’il éprouve, gaîté d’action, de parole et d’écriture, qui va d’un pôle à l’autre, du sourire des délicats à la licence, à la charge populaire[2]. Un jour qu’il cheminait dans la rue avec un de ses amis, ils voient arriver deux aveugles qui marchaient ensemble se conduisant l’un l’autre. L’idée peu charitable

  1. Journal et Mémoires de Charles Collé, 3 volumes in-8o. Firmin-Didot, 1868. — Correspondance inédite de Collé, 1 volume in-8o, Pion. — Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VII. — Trois articles de Mlle de Meulan dans le Publiciste de l’an XIV. — Recueil complet des chansons de Collé, Paris, 1807. — Théâtre de société, 3 volumes. — Vie de Piron, par Rigoley de Juvigny. — Lenient, la Comédie en France au XVIIIe siècle, t. II. — Parades inédites de Collé, in-12, 1864. — Théâtre des boulevards, 3 volumes. — Barrière, la Cour et la ville.
  2. « Je le vois encore d’ici, ce bon Collé, avec son grand nez et sa petite perruque, sa mine étonnée, son air grave et son imperturbable et sérieuse gaîté, se divertissant de tout et ne riant de rien. — PAULINE DE MEULAN. »