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poésie recouvrent l’aridité des raisonnemens, et l’on est tout surpris d’aspirer un parfum de nature vivante et de verte campagne qui s’élève du milieu de l’économie politique.

Parfois, quand Montchrétien dénonce les fraudes, les voleries, les extorsions dont le pauvre peuple est victime, il le fait avec une richesse de vocables pittoresques, une verdeur de locutions populaires, une franchise de verve, qui ont une haute saveur. Écoutez-le demander « qu’on étouffe comme un amas de chenilles ces petits traîneurs de sacs, coureurs de marchés, acheteurs de blés en herbe, maquignons de dîmes, épieurs du paysan, tricoteurs de paches (pactes) et monopoleurs de denrées, qui mettent la cherté partout où ils trafiquent et que l’on peut dire être les vrais hannetons qui dévorent toute la substance et nourriture de peuple. » Voyez-le peindre « ces coureurs affamés et piqueurs d’avoine qui vont faire leur chevauchée tous les ans par le pays, achètent des uns, disent aux autres si doucement : Mon ami, si vous ne trouvez tant de votre marchandise en un tel temps, conservez-la-moi, vous savez bien à qui vous avez affaire, je la prendrai à tel prix ; » et ces autres « dont les montures sont si usitées d’aller par tous les villages, qu’encore que leurs maîtres dorment, elles ne se fourvoient jamais, car ils ont affaire partout ; » et les marchands qui « brouillent » les vins à toute heure, « les frelatent, tracassent et changent du soir au matin, » et les meuniers, fripiers, drapiers, orfèvres, droguistes, toujours occupés à inventer de nouvelles fraudes pour piper le public et ne pas lui donner la marchandise qu’il paie très cher. Il y a là cinq ou six pages d’une touche vigoureuse qui nous ramènent à Rabelais. Mais ailleurs, et souvent, quelle chaleur sérieuse, et dans la familiarité naïve du style, quelle hauteur déjà et quelle noblesse ! Lisez l’éloge de la France où l’amour de la terre française revêt une douceur virgilienne. Lisez l’apologie de l’agriculture, la plainte sur la décadence du labourage et la pauvreté du paysan. Lisez les généreux conseils qu’il adresse au roi, dans son quatrième livre, cette ferme exhortation à gouverner pour le bien de l’état, à imposer partout l’autorité en respectant tous les droits.

Cette prose souple et facile, à laquelle ne manquent ni le nombre ni l’énergie, nous conduit à Balzac, qui la durcit et la condense, et se continue en Descartes, dont le style se distingue par la même spontanéité aisée quand le poids de la pensée ne l’écrase pas un peu, chez qui l’on retrouve cette phrase encore touffue et ces saillies d’imagination qui fleurissent les sévères déductions de comparaisons naïves. Mais Descartes avait de plus les qualités originales de son génie, qui bientôt allaient devenir les qualités communes de l’esprit français : il avait l’enchaînement rigoureux des pensées,