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croissent les palmiers. Pour obtenir ce vin, on coupe le palmier aux ras du sol, on le couche la tête plus bas que le tronc, on fait une profonde incision au-dessous des premières feuilles et on met le feu à la tête. Un arbre donne de cette façon environ 80 litres de vin en deux jours.

La qualité du vin diffère avec l’heure. Le matin, il est frais et très agréable, le soir, il est fermenté, grise facilement et prend un goût aigre. Comme pour l’huile de palme, le vin de palme demande une initiation préalable. On s’habitue vite à ce vin, surtout en l’absence de tout autre ; il est sain et constitue une boisson précieuse dans ce pays où le cocotier est rare, où le bambou ne pousse pas et où l’eau est toujours saumâtre et croupissante. Le procédé d’exploitation des noirs de cette côte est déplorable, il est évident qu’il détruit les palmiers et cela d’autant plus vite qu’ils en font une très grande consommation. De plus en plus, les sentiers de palme s’allongent dans la forêt, et les femmes s’en vont le matin à plusieurs heures du village avec de grands pots de grès ; la provision est bue avant midi, et le reste de la soirée, on meurt de soif. Plus prévoyans et plus économes, les noirs des autres pays se contentent de faire une incision voisine du pied de l’arbre. On ne recueille guère qu’une quarantaine de litres, mais l’arbre survit.

Pendant que nous buvions le vin de palme de l’amitié, tous dans le même verre, — ce qui ne laissait pas de m’inquiéter un peu, — un de nos ânes, peu à son aise sans doute dans le fond de la pirogue, se mit à braire. Sauve-qui-peut général ; hommes, vaches, moutons, poules, tout déguerpit en criant et nous restons en tête-à-tête avec le roi Gras que son grand âge plus que sa dignité attache au rivage. Pour rassurer les indigènes, nous remettons nos ânes debout, et dix minutes après, pendant que nos pirogues débarquaient le matériel et qu’on plantait notre tente, trois ou quatre petits noirs se promenaient sur nos ânes et se pendaient à leurs grandes oreilles.

A huit heures, le lendemain, le vapeur repartait avec sa remorque. En plus, nous avions embarqué une trentaine d’hommes pour pagayer dès que la navigation à vapeur cesserait d’être possible, et pour nous servir de porteurs quand la lagune deviendrait impraticable.

Ce ne fut pas chose facile que de recruter ces trente hommes. Il fallait payer d’avance, d’abord deux schellings, puis deux schellings et six pence ; enfin, il fallait faire comprendre à des noirs la valeur relative des monnaies françaises et anglaises, et c’était chose d’autant plus ardue pour nous, que ni l’un ni l’autre nous n’étions très ferrés sur cette différence monétaire.

A peine avions-nous parcouru huit cents mètres que le vapeur