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comme dans les affaires les plus sérieuses il y a toujours les puérilités, un incident de comédie avait déjà failli tout précipiter.

L’expédition d’Espagne, comme toutes les expéditions heureuses, avait été l’occasion d’une distribution de cordons. L’empereur Alexandre Ier, voulant s’associer aux succès de la France, avait cru devoir envoyer le premier des ordres de Russie, le cordon de Saint-André, à M. de Chateaubriand, qui ne négligeait rien pour mériter ses bonnes grâces, et à M. Mathieu de Montmorency, le plénipotentiaire disgracié de Vérone. Soit inattention, soit calcul, il avait tout simplement oublié le président du conseil. Le roi Louis XVIII avait ressenti cet oubli comme une offense personnelle. Il ne l’avait pas caché; il en avait parlé vertement à M. de Chateaubriand, qui, sortant de l’audience royale et rencontrant à la porte M. de Villèle, n’avait eu que le temps de lui dire : « Calmez le roi, calmez le roi ! » Le roi n’était peut-être pas aussi ému qu’il l’avait paru ; il avait tenu tout bonnement à faire sentir son mécontentement à son ministre des affaires étrangères, et, voyant sur ces entrefaites M. de Villèle entrer dans son cabinet, il lui avait dit : « Vous avez dû voir un homme assez mal à son aise et qui le mérite bien. Croiriez-vous qu’entre lui, Pozzo et La Ferronnays ils viennent de me faire donner un soufflet sur votre joue par l’empereur Alexandre ; mais je saurai lui donner chasse. Il vient d’envoyer une décoration de ses ordres à Chateaubriand et à Montmorency, et à vous rien! On voit bien que c’est un parvenu. Tenez, Villèle, jamais l’empereur d’Autriche ne m’eût fait pareille chose ; mais je le paierai de sa sottise en monnaie de meilleur aloi. Mon cher Villèle, je vous fais chevalier de mes ordres : ils valent mieux que les siens ! » Le roi tenait à venger sur-le-champ son premier ministre et ne parlait de rien moins que de refuser l’envoi des ordres français à M. de Nesselrode en échange des cordons envoyés de Pétersbourg. De là grand émoi de M. de Chateaubriand, qui, malgré son détachement apparent de ce qu’il appelle les « brimborions, » le « ruban de Léandre, » se trouvait à son tour mortifié d’être moins bien traité par le roi que M. de Villèle, de n’avoir pas, lui aussi, la « zone bleue » sur la poitrine, et qui affectait surtout de s’effrayer d’un affront fait au tsar. Il avait fallu négocier, calmer les amours-propres. Bref, tout avait fini par s’arranger tant bien que mal : M. de Chateaubriand avait sa « zone bleue, » M. de Nesselrode avait son cordon ; M. de Villèle lui-même recevait, un peu tard, le cordon russe de Saint-André. M. de Chateaubriand avait, toutefois, la fatuité puérile de faire constater par une dépêche de M. de La Ferronnays que la décoration envoyée au président du conseil était due à ses instances auprès de