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mais elle est chèrement achetée. Des hommes ont reçu en pleine figure le liquide incandescent. Il y a des côtes meurtries et des crânes quelque peu fendus. On se sépare enfin, car le jour tombe; bêtes et gens, harassés de fatigue, vont prendre des forces pour le lendemain.

Aux premières lueurs de l’aube, le cortège se remet en marche, mais la nuit a porté conseil et l’effervescence s’est apaisée; on n’a plus devant soi qu’une population résignée. La violence n’est pas sans danger et ceux qui se sont mêlés de très près aux bagarres de la veille espèrent bien n’avoir pas été remarqués. Les jeunes gens ont oublié à la maison les bâtons noueux et les projectiles, les femmes sont au logis, tout entières à leur ménage, indifférentes aux querelles, sourdes à l’agitation du dehors. Décidément, la journée sera calme; on se bornera, c’est entendu, à faire des niches aux mécréans. Alors, comme s’il s’agissait de l’exécution d’un mot d’ordre, la même scène se produit partout. Le débiteur refuse de payer, mais poliment et sans colère. Il parlemente, traîne les choses en longueur, crie misère jusqu’à ce que le commissaire impatienté lui pose la question habituelle : « Où est votre bétail? — Où il est? Je n’en sais rien, là-bas, dans une prairie, à l’autre extrémité de l’exploitation. » Les aides du collecteur y courent, ramènent en triomphe les animaux capturés lorsqu’au moment où ils se disposent à s’éloigner avec leur proie, le paysan déclare qu’il a réfléchi et il demande sa quittance. Il paie en effet et pousse même la plaisanterie jusqu’à remercier vivement les gentlemen d’avoir reconduit ses vaches qu’il avait laissées courir un peu loin. Ainsi, on a employé deux heures à un règlement qui demandait deux minutes. Que ces facéties se renouvellent et la besogne n’avancera guère. Il est vrai que la note des fondés de pouvoirs s’allongera chaque jour davantage aux dépens des bénéficiaires, mais ce résultat n’est pas pour déplaire aux imposés. Quelquefois d’amusantes contestations surgissent. Dans un établissement important, le montant de la dîme s’élève à 17 livres sterling. C’est une grosse somme que le fermier déclare, en toute conscience, ne pouvoir payer. Qu’on prenne ses vaches si on veut et si on les trouve, car lui aussi il ignore où elles sont, les bêtes ayant passé la nuit dans les prés. Sur cette réponse bien connue, les agens s’orientent et se préparent, pour gagner du temps, à couper à travers un champ d’avoine. Alors le propriétaire leur barre la route : ils n’ont pas le droit de passer, il n’y a pas de sentier tracé et il montre aux envahisseurs un écriteau où resplendit en lettres majestueuses l’inscription familière à tous ceux qui ont parcouru la campagne anglaise : Trespassers will be prosecuted. Mais les agens ne cèdent pas; on bouscule