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plus opulent monastère de Sabine, empoisonne son abbé, il s’empare de la crosse et de l’anneau, se marie et marie tous ses moines. La communauté abandonne le couvent, emportant les vases sacrés et les ornemens sacerdotaux ; elle bâtit des villas, mène joyeuse vie, organise le brigandage sur les routes, et revient chaque dimanche célébrer dans sa vieille église une messe sacrilège. En 947, le comte de Tusculum, sénateur de Rome, réussit à chasser l’abbé prévaricateur. Un nouvel abbé, Dagobert, secondé par des moines venus de Cluny, rétablit la règle pendant cinq années. Mais, un beau soir, il est empoisonné à son tour et la bacchanale monastique reprend de plus belle autour de Farfa. Elle dura jusqu’au règne d’Otton III, à la veille même de l’an 1000.

Jamais, sans doute, notre chroniqueur n’eût consenti à de tels excès. Son tempérament n’était ni d’un révolutionnaire, ni d’un hérésiarque ; il craignait véritablement l’enfer et n’était point capable d’affronter l’apostasie. Il n’a rien dit des désordres de Farfa, mais il dut être heureux d’apprendre que le moine assassin de l’abbé Dagobert, saisi par le remords, avait tenté en vain toute une année de gravir le mont Gargano, au haut duquel les ermites et les thaumaturges conversaient nuit et jour avec les anges. Le pèlerin maudit, arrêté par une main invisible, avait fini par disparaître, emporté par Satan. Une dévotion étroite, une religion triste, suffisaient alors pour sauver d’égaremens trop graves cette multitude de clercs et de cénobites dont l’âme n’était point grande. Dans la biographie qu’il a écrite de saint Guillaume de Dijon, Glaber nous donne, je crois, la mesure juste de son propre christianisme. Il n’a retenu, de l’apostolat de son ami, que de petites vertus, des miracles puérils et les préceptes d’une piété d’ordre inférieur. Chanter au lutrin, sonner les cloches, voilà la grande affaire de Guillaume, au début de sa profession monacale. Il cherche un couvent où il puisse goûter à son aise ces joies faciles. Appelé par le duc Richard à réformer les maisons de Normandie, la nouveauté qu’il semble y apporter, c’est encore la psalmodie liturgique et l’art de lire sur l’antiphonaire. Mais quels livres recommandait-il aux jeunes moines, afin d’ennoblir les longs loisirs de leur solitude? Glaber n’en dit rien, et je crains que Guillaume n’y ait point songé. Il avait, en effet, inventé une méthode de se rapprocher de Dieu, non par la prière personnelle, la méditation libre ou l’élan de l’amour, mais par un moyen presque mécanique, où les lèvres du fidèle avaient plus de part que son cœur : on prononçait un nombre déterminé de fois cinq paroles : Domine, Jesu, Rex pie, Rex clemens, Pie Deus. A cette litanie venaient se joindre, par intervalles réguliers, le Miserere et les Psaumes de la pénitence. Et l’on pensait s’élever ainsi de quelques degrés sur l’échelle vertigineuse du paradis.