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par l’expérience. Les économistes signalent déjà le moment où le revenu normal des capitaux ne sera plus que de 2 1/2 ou même 2 pour 100 au lieu de 4.

L’erreur commise est donc du simple au double, car il s’agit d’une entreprise de longue haleine, qui n’aurait pas d’effet utile avant la trentième année et qui n’entrerait en pleine activité que dans soixante-dix-sept ans. D’ici là, disent en chœur les sceptiques, le roi, l’âne ou moi nous mourrons. C’est probable. Mais l’État, être moral et impersonnel, ne meurt pas. Il n’a pas le droit de se désintéresser de l’avenir et de le sacrifier au présent. Son devoir, parfois pénible, l’oblige de résister au courant des utopies généreuses qui l’entraîneraient malgré lui à promettre plus qu’il ne pourrait tenir. L’avantage immédiat, et d’ailleurs problématique, d’endormir des revendications gênantes, ou même d’adoucir un instant, par de flatteuses espérances, le sentiment des misères actuelles, doit-il entrer en balance avec les difficultés autrement graves et peut-être les catastrophes que provoqueraient forcément d’amères déceptions?

Sur leur première hypothèse, fort chancelante, on le voit, les auteurs du projet en bâtissent plusieurs autres. Nous ne nous attacherons qu’aux deux principales : l’une, relative aux charges financières que l’adoption du système imposerait à l’État ; la seconde, assez vague et flottante, concernant l’accumulation successive et le placement fructueux des fonds versés dans la caisse des retraites et capitalisés par ses soins.

Imaginons donc que le parlement ait voté la loi et que trente ans après, selon les indications du projet ministériel, le service des retraites commence à fonctionner. Quelle somme faudra-t-il dès lors inscrire annuellement au budget pour y représenter la part contributive de l’État dans le paiement des pensions ouvrières? 100 millions, répondent les ministres. — 1 milliard, disent les économistes. Le public, qui a aussi son mot à placer, hésite en face de ces affirmations contraires. Dans son exposé des motifs, le gouvernement nous a bien prévenus que ses évaluations n’étaient qu’approximatives. Mais une approximation de 100 millions à 1 milliard déconcerte un peu.

Encore que 100 millions ne soient pas une quantité négligeable, le contribuable est bon enfant ; voilà longtemps déjà qu’il le prouve. Les réformes et les améliorations sociales sont fort en faveur dans tous les milieux. Lui-même, au fond du cœur, ne serait pas fâché de faire un essai de socialisme pratique, si cela ne coûtait pas trop. On lui offre une occasion unique. En échange des bienfaits promis, il aurait mauvaise grâce à marchander 100 millions de dépenses supplémentaires sur un budget de 4 milliards.