Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/699

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est se condamner aux méprises, et les méprises ont souvent de fâcheuses conséquences. Tel noir ment par intérêt, tel autre par dérèglement d’imagination ; une fois que la légende a pris corps, elle passe de bouche en bouche, se répand de l’est à l’ouest, et honnis soient les incrédules ! Le capitaine Quiquandon raconte qu’on lui avait souvent parlé d’une sœur du roi Tiéba, nommée Momo ; on la lui peignait comme une incomparable héroïne qui avait fait campagne contre Samory. Elle exprima le désir de voir le capitaine. Il s’attendait à se trouver en présence d’une Penthésilée, d’une belle et vigoureuse amazone capable d’entraîner à sa suite tout un escadron de cavalerie. Grande fut sa surprise en apercevant une femme de quarante-cinq ans, à l’œil petit, à demi éteint, à la bouche tordue, aux mains et aux pieds rongés par la lèpre et dont l’affreuse figure avait été ravagée par la petite vérole. Un robuste écuyer met cette princesse en selle, l’en descend ; elle est incapable de manier un sabre ; à peine lui reste-t-il deux doigts mutilés pour tenir la bride de son cheval.

Il en est des nabas comme de Momo ; il faut les avoir vus pour savoir à peu près ce qu’ils valent. D’après les descriptions pompeuses qu’on lui en avait faites, le docteur Crozat s’était représenté Bocary comme un de ces grands rois dont on n’oserait contempler en face l’éblouissante majesté : « Ses richesses, lui avait-on dit, sont innombrables, sa splendeur est merveilleuse. Il n’est vêtu que d’admirables étoffes ; mille chevaux magnifiques stationnent devant sa porte et il a plus de mille femmes dans sa maison. Commandant à 333 rois, quand il leur parle, c’est comme si Dieu lui-même leur parlait, et tout le monde s’incline. Il n’est pas sous le ciel de plus grand monarque ; on ne peut l’aborder que le front dans la poussière, et on ne doit même pas prononcer son nom. Il est éléphant, l’éléphant roi, éléphant en haut, éléphant en bas, éléphant partout. » Le docteur a découvert que ce roi sans pareil, ce divin éléphant, est le prisonnier de ses marabouts, de ses superstitions, de ses frayeurs et de ses gris-gris, que ses finances sont fort courtes et qu’il n’a pas même le droit de sortir de chez lui quand il lui plaît. Il a constaté aussi que, dans le bassin du Volta comme ailleurs, nos amis naturels sont les autochtones, les vaincus, les humbles, les petits, que nous en avons peu dans les cours. Ce sont là assurément des vérités utiles à recueillir.

Dans la grande lutte de tous les peuples de l’Europe pour s’ouvrir l’Afrique et se la partager, l’avantage restera aux plus sages, aux plus avisés et surtout aux mieux informés. Quoi qu’en disent les marabouts du Mossi, ni le capitaine Quiquandon, ni le docteur Crozat n’ont découvert encore le nom de la mère de Moïse. Mais ils ont l’un et l’autre de bons yeux, d’excellentes oreilles, et c’est après tout le meilleur des talismans.


G. VALBERT.