Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/797

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La restauration des organes et des fonctions après les amputations prouve deux choses importantes pour la psychologie. 1o Un organe ou une partie d’organe peut souvent suppléer un autre organe ou une autre partie d’organe, en s’exerçant à la fonction nouvelle qu’exigent les circonstances ; 2o ces organes suppléans étaient donc déjà autrefois capables de la fonction qu’ils accomplissent ; ils l’auraient même toujours accomplie s’ils n’avaient pas été arrêtés, inhibés par l’action du cerveau, qui les a réduits à une inertie relative. Donc encore tout sent dans le corps vivant. Une ressemblance de structure implique d’ailleurs une ressemblance de propriétés ; or, la structure ganglionnaire du cordon spinal est semblable à la structure ganglionnaire du cerveau : il doit donc y avoir entre les deux communauté de propriétés. Si la sensibilité n’existait pas dans les vertèbres sous une forme rudimentaire, elle n’aurait pu, par une évolution graduelle, se développer dans le cerveau, qui n’est qu’une vertèbre grossie.

On connaît le cas frappant des lésions de la moelle épinière, à la suite desquelles le sujet ne sent rien au-dessous de l’endroit blessé : le malade est alors coupé en deux. En faut-il conclure que la partie inférieure ne sente pas ? — Elle peut sentir à sa manière. Lorsqu’un bras séparé du corps est disséqué par l’anatomiste, si on voyait les doigts saisir le scalpel, le repousser, ou le pouce essuyer l’acide irritant, pourquoi refuserait-on d’admettre que les centres du bras sentent, quoique le cerveau et l’homme ne sentent pas ? il en est de même dans le cas de ces malades. Si une jambe est pincée, piquée, l’homme ne sent pas, mais les centres de la jambe sentent et la font s’agiter. Le segment cérébral, dit avec raison Lewes, possède les organes de la parole et les traits du visage par lesquels il peut communiquer à autrui ses sensations, le segment spinal n’a aucun moyen semblable, mais ceux qu’il a, il les emploie.

Il ne faut pas confondre cette sensibilité permanente avec la conscience réfléchie ou avec la volonté intentionnelle. Selon nous, les cellules de la moelle ne conçoivent rien et ne veulent rien expressément ; mais elles n’en sont pas moins dans un état plus ou moins analogue à ce que nous appelons sentir. Elles éprouvent un bien-être ou un malaise rudimentaire, une émotion infinitésimale qui suffit à produire des impulsions infinitésimales, et celles-ci, en s’accumulant, en s’intégrant, aboutissent à une impulsion visible comme résultante. Au reste, si les centres de la moelle sont presque réduits chez l’homme à l’automatisme des actions réflexes, il n’en est plus de même à mesure qu’on descend l’échelle animale ; nous avons vu qu’alors les centres de la moelle manifestent