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de Logres, à Exeter, à Totness dans le Devonshire ; celle d’Yonec, à Caer-Lleon et à Caer-Went en Monmouth ; celle de Milon, à Caer-Lleon et à Southampton ; le héros est né en Southwales, a une sœur mariée en Northumberland. Cette vérité paraît donc acquise que la matière des lais venait aussi bien du pays de Galles que de l’Armorique. Plusieurs témoignages nous prouvent d’ailleurs que le sentiment populaire distinguait fort bien au moyen âge des contes bretons et des contes gallois. Dans Gotfried de Strasbourg, un personnage chante des mélodies bretonnes et galloises : britunsche und gâloise ; le roi Marc, pour se désennuyer, fait chanter un lai par un harpeur, maître en son art, le meilleur que l’on connût. Or ce harpeur était un Gallois : derselbe was ein Gâlais. Dans le lai de l’Épine, il est même question d’un jongleur irlandais, d’un irois, qui « note doucement » le lai d’Aëlis. — Marie de France a donc recueilli ses lais indistinctement sur des lèvres galloises et sur des lèvres bretonnes : et, seul, l’esprit de système le peut nier.

Autre problème, pour en finir avec ces questions d’origine. Quelle était la forme des lais bretons, tels que Marie les entendit et les recueillit ? Étaient-ce déjà des œuvres réfléchies, vivant de la vie, complexe et une, de ces organismes qui sont les œuvres artistiques, ou bien étaient-ce des contes rudimentaires de paysans, des sauvageons populaires, sur lesquels Marie a dû enter la greffe de l’art ? D’abord, étaient-ils contés, ou chantés ? Les témoignages paraissent contradictoires, lis étaient chantés sur la harpe, vingt textes nous l’ont déjà prouvé. « Il n’y a guère de bon harpeur, affirme un poète, qui ne sache harper la note de Doon. » — « Il fait bon, nous dit Marie, entendre sur la rote la musique de Gugemar. » — Et pourtant les lais étaient contés aussi, nous disent expressément les mêmes poètes. « Plusieurs m’ont conté et dit ce lai, répète plusieurs fois Marie. Je l’ai ouï, ouï conter. » De fait, si l’on peut concevoir que des récits très simples, comme le Chèvrefeuille, aient été chantés, si l’ingénieux auteur du Barzas-Breiz, M. de La Villemarqué, a pu remanier dans le dialecte moderne de Tréguier l’un des contes de Marie de France et donner à son lai du Rossignol la forme et le charme d’une chanson populaire, on ne s’imaginerait pas qu’un tissu d’aventures aussi complexes que celles de Gugemar ou d’Éliduc ait pu recevoir la forme lyrique. Chantées, ces histoires eussent été d’insupportables complaintes, et non plus « les doux lais des Bretons. »

L’hypothèse que voici peut seule concilier ces contradictoires : les lais des jongleurs étaient mi-parlés, mi-chantés. Les jongleurs