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doit être devant elle comme la licorne qui, redoutable aux hommes, s’humilie et s’apprivoise au giron d’une jeune fille ; ou comme le phénix qui s’élance de lui-même dans un feu de sarmens ; ou comme le marinier sur la haute mer, que guide l’étoile polaire, immobile, sereine et froide. C’est un long cortège de bannis de liesse, de malades qui aiment leur maladie et d’espérans désespérés. L’amour n’est plus une passion, c’est un art, pis encore, un cérémonial ; il aboutit à un sentimentalisme de romances pour guitare, et les trouvères passent, sans transition, des passions rudimentaires des chansons de geste, aux pires fadeurs du troubadourisme.

Sans doute, la poésie du moyen âge se serait vite desséchée en une galanterie précieuse et formaliste, si l’influence celtique n’était aussitôt venue servir comme de contrepoids à celle des troubadours. Au sensualisme innocent et barbare des vieilles chansons de geste, à la galanterie de la poésie provençale, les contes bretons opposent un pur idéalisme. Ici, il ne s’agit plus de bien parler, ni de savoir agencer des rimes, ni de briller dans les tournois. Nulle rhétorique de sentimens. Il ne s’agit plus de valoir. Pourquoi Tristan est-il aimé d’Yseult ? Pour son élégance ? ou parce qu’il a su puiser dans le magasin de recettes galantes d’Ovide et d’André le Chapelain ? Non ; parce que c’est lui et parce que c’est elle. Leur passion trouve en elle-même sa cause et sa fin. L’amour est dépourvu dans ces légendes de toute portée plus générale : l’idée du mérite et du démérite moral en est tout à fait absente. Conception plus naïve et un peu trop primitive, mais profonde. La dame n’est plus, comme dans les poésies lyriques imitées des troubadours, une sorte d’idole impassible, qui réclame des prouesses de tournois ou l’encens des ballades et des chansons tripartites. À la soumission de l’amant à l’amante, succède l’égalité devant la passion. Si, dans les contes bretons aussi, l’amant doit se soumettre à de rudes épreuves, s’il lui faut, comme dans le lai de Doon, suivre tout un jour à la course le vol d’un cygne, la femme à son tour doit être capable du même esprit de sacrifice. Voyez ce beau lai du Frêne qui est la forme la plus archaïque de la légende de Grisélidis. Une jeune femme, renvoyée par celui qu’elle aime, accueille l’épouse nouvelle venue. « Quand elle sut que son seigneur prenait cette épousée, elle ne lui fit pas plus mauvais visage, mais le servit bonnement et l’honora, » et c’est elle qui pare le lit nuptial, avec une résignation et une patience, dignes de la Griselda de Boccace. Elle obéit, non par devoir, mais simplement par une sorte d’instinct. Voilà qui eût étrangement surpris un troubadour, habitué à donner toujours, sans recevoir jamais.