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flammes, des unicornes compatissantes qui allaitent les chevaliers ; ici, un lion d’airain qui rend des oracles ; là, un monstre tel, que cheval et cavalier, haubert, lance, écu, ne forment qu’une seule et même pièce. Sur ce fleuve glisse une barque que personne ne dirige et qui porte un héros blessé : ce héros lui confiera des messages en d’étranges pays. S’il revêt cette armure, il deviendra lâche ; s’il passe cette bague à son doigt, il perdra la mémoire et devra, tout assoti, engraissé, tourner la broche dans la cuisine de quelque chevalier félon. Voici un verger qu’enveloppe un mur d’airain impénétrable ; voici un palais de marbre : à chacune de ses mille fenêtres, un jongleur joue de la vielle ; pour entrer dans ce verger ou dans ce palais, il doit rompre plusieurs enchantemens. S’il franchit le seuil du « château des caroles, » il dansera indéfiniment, sans s’interrompre ni se lasser.

Ainsi se succèdent les aventures, toujours bizarres, uniformes pourtant, et qui donnent l’impression d’un perpétuel recommencement. Quel but ces héros poursuivent-ils donc ainsi ? Pourquoi désarçonner sans relâche tant de chevaliers ? Pourquoi passer ce gué périlleux ? franchir ce pont tranchant jeté sur une eau brûlante ? Pourquoi poursuivre de la sorte la lance qui saigne ? Que signifie cette quête du Graal ? Y a-t-il là des symboles que nous ne pénétrions plus ? Non, ce sont symboles sans contenu. Il faut le dire : la fantaisie encore acceptable des lais bretons finit par s’évaporer en un idéalisme mystique sans nulle consistance. Les romans de la Table-Ronde sont aux lais primitifs et aux anciens poèmes sur Tristan ce que le style flamboyant est au gothique pur : la substance manque. Ces héros ne vivent plus que d’une vie purement décorative, comme les poursuivans d’armes de ces tournois que les romans de Bretagne devaient animer plus tard de leur esprit, dans les cours superbes de Jean le Bon, de Charles le Téméraire, d’Édouard III. On l’a dit : au chevalier de fer des chansons de geste, succède le chevalier de plâtre : son armure est d’un métal brillant, inoffensif et fragile, comme le métal des armes de théâtre. — « Tristes amans, dit Michelet, qu’ils aillent dans les forêts à l’aventure, faibles et agités, tournant dans leur interminable épopée, comme dans le cercle de Dante où tournent les victimes de l’amour, au gré d’un vent éternel… » Oui, certes, pendant quatre siècles ils doivent tourner ainsi à l’aventure, emportés comme ce vol d’étourneaux que nous montre la Divine Comédie :


Cosi quel flato gli spiriti mali,
Di qua, di là, di giù, di su gli mena.