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leurs amis de sa mégalomanie. Ils étaient liés à lui par leurs intérêts, et non par une communauté quelconque de principes. Aussi, quand, après sa chute, ils se furent bien persuadés que son retour au pouvoir n’était pas proche, l’abandonnèrent-ils sans la moindre hésitation. Et maintenant M. Crispi, devant lequel tous les fronts se courbaient, n’a plus vingt députés qui lui soient demeurés fidèles. Mais qu’un mouvement imprévu le porte de nouveau au ministère, et les députés qui l’ont abandonné se presseront encore en foule autour de lui, d’autant plus obséquieux en ce jour qu’ils étaient plus dédaigneux la veille.

Tous ces gens, au reste, ne forment qu’une faible minorité dans le pays. La grande masse de la population est honnête et laborieuse; seulement, elle n’a pas pour la chose publique l’intérêt qu’y prennent d’autres peuples, comme l’Anglais et même l’Allemand. Seule, la moitié des électeurs inscrits se soucie d’aller voter; en un mot, l’éducation politique manque encore.

Les deux mouvemens, l’un économique, l’autre politique, n’auraient probablement pas pu produire beaucoup d’effet, s’ils fussent demeurés isolés. Le bon sens des hommes pratiques se serait opposé aux entreprises des mégalomanes. Agriculteurs, industriels, commerçans, rentiers, ouvriers, tout ce qui, en somme, était en dehors de la classe des politiciens, auraient imposé un peu de modération à M. Crispi et à ses amis. De leur côté, les mégalomanes se seraient abstenus de mesures qui appauvrissaient le pays, dont ils avaient besoin de tirer les fortes sommes toujours nécessaires aux gens atteints de la manie des grandeurs. Ce ne fut qu’en réunissant leurs forces que les mégalomanes, les protectionnistes et les fournisseurs de la marine et de la guerre réussirent à entraîner le pays. Ils étaient parfaitement organisés, ils avaient de l’argent, ils disposaient des forces du gouvernement et de la presse ; et l’on s’explique aisément que, bien qu’en petit nombre, leur influence ait été prépondérante.

Certes, il y avait aussi des gens qui croyaient sincèrement contribuer à la grandeur de leur pays en le poussant à se rapprocher de l’Allemagne ; les uns par crainte d’une tentative de la France pour rétablir le pouvoir temporel du pape ; d’autres effrayés par le danger que la Méditerranée devînt un lac français. Il n’y a, au fond, rien d’impossible en politique. On peut se forger telle chimère qu’on veut, sans crainte qu’elle puisse être démentie d’une façon absolue. Seulement, les peuples, comme les individus, doivent se conduire, non suivant ce qui est purement possible, mais suivant ce qui est probable. Or il faut bien avouer que ces craintes n’ont jamais eu de fondement sérieux.