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plus mesquin. M. Morley reproche à Voltaire d’avoir ergoté sur les détails, d’avoir attaqué les miracles au lieu d’attaquer le miracle, d’avoir constamment taquiné les théologiens, au lieu de combattre en face et dans son principe la religion révélée. Le surnaturel, voilà l’ennemi ! Pourquoi Voltaire s’est-il arrêté en chemin ? Puisqu’il s’était mis à l’école des Anglais, que n’est-il allé jusqu’à Hume ?

« Il n’y a pas une œuvre de Voltaire, a dit M. Villemain, qui ne porte l’influence des Anglais. » Cette parole avait besoin d’être dégrossie et précisée. L’influence des Anglais sur Voltaire dure vingt ans et cesse vers 1750. Mme du Châtelet est morte. Voltaire, brouillé avec Frédéric et n’attendant plus rien de la cour de France, s’enferme aux Délices ou à Ferney. Le tremblement de terre de Lisbonne porte le dernier coup à son optimisme. Dès lors, il sera un « Pascal sans solution, » un Pascal tombé du purgatoire dans l’enfer, un Pascal qui maudit et ricane, mais ne « cherche » plus et ne « gémit » pas, sauf, les jours où les douleurs lui tenaillent les reins et où Tronchin ne sait pas le soulager. Alors il reviendra à Bayle, qui apprend aux hommes à être heureux et sages, à douter, à vivre sans système, à connaître non ce qui est, mais ce qui n’est pas, et à se faire une joie, non de la possession de la vérité, mais de la découverte et de la confusion de l’erreur.

Tel est, à vol d’oiseau, le Voltaire de M. Morley. On trouvera sans doute que ce n’est pas un petit honneur pour un étranger qui écrivait il y a tantôt vingt-cinq ans, de s’être rencontré d’avance, en plus d’un point, avec les critiques contemporains les plus compétens[1], principalement en ce qui touche la chronologie des idées de Voltaire.

On ne s’attend pas à voir un Anglais saisir entièrement, chez Diderot, le philosophe, le critique, l’artiste et l’écrivain. Bien qu’elle n’apparaisse pas à certains esprits très distingués de notre temps, l’influence de Diderot a été et est encore considérable. Non-seulement parce qu’il a conçu la première idée de l’Encyclopédie, parce qu’il a inspiré le livre de l’Esprit, écrit nombre de pages du Système de la nature, soufflé peut-être à Rousseau le paradoxe contre la société et les arts, paradoxe cent fois réfuté, mais qui renaît toujours et dont l’imagination moderne est obsédée, mais surtout parce qu’il est l’apôtre du relatif, parce qu’il a introduit dans la critique le goût personnel, l’impression : par ce seul mot jugez combien il est actuel et vivant ! De Sedaine à Dumas fils, tout notre drame bourgeois sort de lui. Le premier, il a rendu avec des mots les émotions de la peinture et de la musique. Il a inventé, sans

  1. Voir les articles de M. Brunetière, notamment le Bilan de Voltaire, dans la Revue du 1er mai 1890, et les travaux de M. Emile Faguet sur le XVIIIe siècle.