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se tassent ; les inductions se forment d’elles-mêmes et se condensent en lois.

C’est là, je suppose, ce qui se passa, de 1880 à 1883, dans le cabinet de Northumberland-Street, où M. Morley méditait en pleine action. Il fit alors intime connaissance avec cette députation irlandaise que l’opinion, en Angleterre, représentait comme une bande d’aventuriers sans intelligence et sans situation et qui formait, au contraire, une élite de talens. C’étaient Justin Mac-Carthy, Timothée Healy, Thomas Sexton, O’Brien, Arthur Dillon, Redmond, Harrison, Sullivan, Thomas Power, O’Connor, journalistes, écrivains ou orateurs, qui avaient pris la place du légendaire Biggar et du fantastique O’Gorman. Non content de les écouter, eux et des centaines d’autres, M. Morley se rendit plusieurs fois en Irlande, continuant son enquête, essayant surtout de pénétrer le navrant mystère d’un système territorial qui condamne à la misère le propriétaire et le cultivateur. Les maîtres nominaux du sol ruinés, sans influence, sans crédit, toute l’autorité passée aux mains du clergé catholique et du parti populaire ; une nation qui ne peut être gouvernée que par le sentiment, à quoi ses maîtres actuels n’entendent rien, décidée, d’ailleurs, à conquérir son autonomie, quoi qu’il en coûtât, et à lutter désespérément jusqu’à ce qu’elle l’eût obtenue ; des forces sinistres, destructives, travaillant dans l’ombre ; l’Irlande américaine se dressant derrière l’Irlande propre et mettant au service des combattans, avec d’inépuisables trésors, l’appui éventuel de la grande république transatlantique : voilà ce que vit M. Morley. Un moment vint où, à cet esprit libre de préjugés, s’imposa une double conviction : l’obligation morale et la nécessité politique d’accorder à l’Irlande ce qu’elle demandait. On devait céder et il le fallait. Il fallait débarrasser l’Irlande de l’Angleterre et débarrasser l’Angleterre de l’Irlande. Celle-ci était un danger à Westminster ; celle-là une intruse au « château de Dublin. » Des institutions tout à fait identiques ne pouvaient convenir à des races différentes. N’était-ce pas le plus beau caractère de la constitution anglaise que cette flexibilité avec laquelle elle se transforme et s’adapte à des situations, à des climats, à des génies opposés, à des états de civilisation plus ou moins avancés ? Aux Indes despotisme bienfaisant ; régime administratif dans les colonies de la couronne sous la responsabilité d’un ministre et le contrôle du parlement impérial ; liberté pleine et entière dans les colonies adultes. N’y avait-il pas lieu d’appliquer une fois de plus ces maximes ? Et puis, qu’importait le passé ? Cet historien était prêt à faire bon marché de l’histoire ; celui que le Times a appelé un bookish theorist, un théoricien de bibliothèque, était le premier à avertir son pays contre le danger de juger les