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humaine. L’inspiration n’en est pas absolument originale, et on y trouverait plus d’une réminiscence, mais certains accens ne manquent pas de vigueur :


Gémis, gémis, élu de la misère,
Sous la main du malheur ton front s’est incliné.
Pour souffrir, pour pleurer, pour passer sur la terre,
Dès tes premiers ans tu fus prédestiné.
Près d’un être adoré tu sus doubler ta vie ;
Dans ses bras tu gémis, tu chantes tour à tour.
Mais les vents ont brisé cette tige chérie
Qui portait ton amour.
Sous le poids de tes maux ton corps usé succombe,
Et goûtant de la mort le calme avant-coureur,
Tu vas dormir enfin du sommeil de la tombe.
Réjouis-toi, vieillard, c’est ton premier bonheur.


Victorine Chuquet sortit de pension à dix-sept ans. Sa pauvre mère, qui désirait tant que sa fille fût comme tout le monde, dut être singulièrement déçue des résultats qu’avait produits l’éducation du pensionnat. De guerre lasse, elle la laissa vivre à sa guise, c’est-à-dire enfermée dans sa chambre avec des livres. La jeune fille en profita pour se remettre à la poésie. Les quelques pièces de vers datées de cette époque qu’elle-même a jugées dignes d’être insérées dans son recueil de Premières poésies, sont d’un tour et d’un ton très différens de celles qui devaient taire plus tard sa réputation. L’inspiration en est mélancolique, mais de cette mélancolie du jeune âge qui se plaint de la vie avant de la connaître et qui ploie sous le fardeau avant de l’avoir porté. Elle commence par dire fièrement que ses pleurs sont à elle. Nul au monde ne les a comptés ni reçus. L’être qui souffre n’est compris de personne. Aussi brisera-t-elle sa lyre ; car, à dire ses maux, elle sentirait plus de douleur qu’à les porter. Mais ce sont là sermens de poète, qui valent les sermens d’amoureux, et elle ne va pas tarder à nous confier ses douleurs. Quand elle avait quinze ans, elle regardait au sein de la nuit voyager les étoiles, et elle se sentait entraînée vers la voûte céleste par un besoin de divine harmonie :


Tant il est vrai qu’ici cet autre astre immortel,
L’âme, gravite aussi vers un centre éternel.


Elle faisait des rêves d’amour et de noble mission. Mais aujourd’hui qu’elle a dix-neuf ans, elle sait tout, car elle a tout interrogé dans les choses de l’âme, l’amour d’abord, puis la gloire :