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A Londres, cette affaire si peu honorable pour le gouvernement souleva de véritables tempêtes. Une clameur bien naturelle s’éleva contre le comte Grey ; on lui reprochait d’avoir défié à la légère ou de n’avoir pas su prévoir la résistance passive, mais déterminée des colons du Cap, d’avoir ensuite, par une reculade piteuse, humilié le pouvoir royal. C’est alors que lord John Russell préféra sacrifier son malencontreux lieutenant. Mais cela n’aurait plus suffi : après pareil esclandre, il fallait accepter d’avance d’autres affronts du même genre ou avoir la crânerie d’adopter franchement les vues les plus avancées du jeune libéralisme sur la politique coloniale. L’ami et le rival des Peel et des Gladstone n’hésita point ; lui-même venait de consommer l’affranchissement économique des colonies par l’abolition définitive de l’acte de navigation ; il n’avait qu’un pas à faire pour entrer dans la voie de leur émancipation administrative.

Son discours du 8 février 1850, prononcé sous l’impression des nouvelles de Cape-Town, masquait habilement d’un air de supériorité philosophique l’aveu d’impuissance qui revenait à dire ceci : nous ne sommes ni assez forts ni assez riches pour dicter la loi partout dans notre immense empire. C’était la profession de foi enthousiaste d’un apôtre annonçant aux peuples coloniaux l’évangile de leur liberté, la montée au Capitole d’un généreux gouvernement, fier d’immoler quelques prérogatives sur l’autel du progrès humain, et l’onctueuse paraphrase de cette réflexion du renard de la fable : ils sont trop verts.

La page est belle, d’ailleurs, et mérite qu’on la relise. En voici quelques morceaux :

« Vous agirez sur ce principe, disait lord John Russell, d’introduire et de maintenir, autant que possible, la liberté politique dans toutes vos colonies… Si vous continuez à être leurs représentans en ce qui concerne la politique extérieure, vous n’aurez plus à intervenir dans leurs affaires domestiques au-delà de ce qui est clairement et décidément indispensable pour prévenir un conflit dans la colonie elle-même… » Et, rappelant la rébellion des États-Unis, il ajoutait : — « J’ai la confiance que nous n’aurons plus à déplorer de tels conflits. Sans doute, je prévois, avec tous les bons esprits, que quelques-unes de nos colonies grandiront tellement en population et en richesse qu’elles viendront nous dire un jour : — Nous avons assez de force pour être indépendantes de l’Angleterre. Le lien qui nous attache à elle nous est devenu onéreux, et le moment est arrivé où, en toute amitié et bonne alliance avec la mère patrie, nous voulons maintenir cette indépendance. — Je ne crois pas que ce temps soit très rapproché, mais faisons tout ce qui est en nous pour les rendre aptes à se gouverner elles-mêmes.