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plus abusive et plus déplaisante, parce qu’il s’agit cette fois non de la couleur de la peau ou de la nature des cheveux, mais d’une production de l’esprit. Il s’est trouvé cependant des savants pour remplir un office analogue à celui dont les hommes de loi s’acquittaient jadis auprès des souverains désireux de s’agrandir. Il y a toujours, en cherchant bien, quelque parenté à signaler : à défaut de la langue parlée aujourd’hui, l’on va chercher celle des siècles passés ; on analyse les noms propres, on déterre les anciens noms de lieux. Intervention fâcheuse qui ne change rien aux événements, — lesquels ne se règlent pas sur ces fragiles constructions, — mais qui diminue le savant et jette un reflet équivoque sur ses recherches.

Il faut cependant voir les choses de plus près et examiner la valeur des raisons qui sont données.

Une première raison est tirée de l’influence que le langage exerce sur l’esprit : « Les hommes, dit Fichte, sont beaucoup plus formés par la langue que la langue n’est formée par les hommes. » — « Entre l’âme d’un peuple et sa langue, dit a son tour Guillaume de Humboldt, il y a identité complète ; on ne saurait imaginer l’une sans l’autre. » — Réduite à ces limites et comprise en quelque sorte dans le sens défensif, cette manière de voir ne manque pas de justesse. Nous reconnaissons dans les paroles de Humboldt et de Fichte l’impression encore fraîche d’hommes au cœur fier, qui venaient d’être témoins de l’humiliation de leur patrie et qui avaient pu croire un moment la tradition nationale menacée. Les représentations dramatiques d’Erfurt les avaient peut-être blessés autant que les bulletins de victoire et les contributions de guerre. Que des hommes ayant le même passé, les mêmes coutumes, les mêmes aspirations, prennent l’identité de la langue à témoin de leur identité morale et, au nom de cette communauté s’étendant à tous les moments de leur vie, réclament le droit d’être réunis sous les mêmes lois : en cela, ils ne détournent pas le langage de son vrai rôle, puisqu’il ne figure point pour son propre compte, mais comme preuve à l’appui d’un ensemble de faits, comme expression visible de l’unité des sentiments et des volontés. Quand, il y a soixante-dix ans, le petit peuple des Grecs dit à ses oppresseurs : il n’y a rien de commun entre nous et vous, ce n’est pas seulement au nom de la langue qu’il se souleva, mais au nom de principes et d’idées qui touchaient aux racines mêmes de l’existence.

Mais on devine déjà qu’il en serait autrement si la langue, indépendamment de toute autre considération, était tenue pour le signe nécessaire et suffisant des nationalités. Une telle manière de voir,