Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/685

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indéfiniment son mariage parce qu’on le jugeait incapable de le consommer et de donner des héritiers à la couronne d’Espagne, il voulut démontrer qu’on le calomniait. Accompagné de quelques jeunes fous, on le vit en plein jour accoster dans la rue de jolies femmes et dans le nombre des dames de haut parage et les embrasser de force en leur tenant d’étranges propos. Là-dessus, fier de son exploit, il pria le baron de Dietrichstein d’annoncer à l’empereur Maximilien qu’il avait fait ses preuves, qu’en l’épousant, sa cousine Anna serait sûre d’avoir à qui parler.

Quand il eut acquis la conviction qu’on était décidé à ne point le marier et à ne pas le laisser sortir d’Espagne, il résolut de s’enfuir ; il s’occupa à cet effet de négocier un emprunt ; les archives de Simancas en font foi. Son projet ayant échoué, son exaltation se tourna en fureur, et quoique Philippe II l’ait toujours nié, il pensa sérieusement à assassiner son père. Il s’en ouvrit à des prêtres ; il leur signifia que, désirant communier en public et nourrissant une haine mortelle contre quelqu’un, il exigeait, pour sauver son âme, qu’on lui présentât une hostie non consacrée. Antonio Perez disait que lorsqu’il commettait un crime, il ne recherchait d’autre permission que celle de sa propre théologie. Moyennant certaines formalités, la théologie de don Carlos lui permettait d’être à la fois un bon chrétien et un parricide.

Le 13 janvier 1568, le roi Philippe II ordonnait qu’on fît des prières dans toutes les églises et dans tous les couvens de Madrid pour qu’il plût à Dieu de l’inspirer et de le conseiller au sujet d’un grand dessein qu’il avait formé dans le secret de son cœur. Le 19 de ce même mois, à onze heures du soir, après avoir mandé auprès de lui Ruy Gomez, le prieur don Antonio, le duc de Feria et Luis Quijada et leur avoir parlé « comme jamais homme ne parla, » il descendit dans la chambre à coucher de son fils. Don Carlos dormait, le bruit des pas le réveilla en sursaut, et il s’élança hors de son lit en disant : « Qu’est-ce donc ? Votre Majesté voudrait-elle me tuer ? Tuez-moi ou je me tuerai moi-même. » — « Ce n’est point mon intention, répondit le roi, calmez-vous. » Il y avait grand feu dans la cheminée ; le malheureux voulut s’y jeter, on le retint. Il s’empara d’un flambeau, on le lui ôta des mains. Il s’agenouilla devant son père, il s’étendit sur le plancher en répétant : « Tuez-moi donc ! » Pendant qu’on verrouillait les fenêtres : « Je ne suis pas fou, Dieu m’en est témoin ! s’écriait-il, mais je suis désespéré ! » Il disait vrai ; mais les désespérés sont aussi dangereux que les fous.

On le mit quelque temps aux fers, après quoi, sans lui faire quitter le palais, on jugea bon de lui assigner un logement plus facile à garder, et il fut transféré dans la tour qui avait servi de prison à François Ier. Il y habita une chambre sans cheminée, aux fenêtres hautes, étroites