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Sixième avertissement aux protestans. « Toutes les comparaisons tirées des choses humaines, y dit-il, sont les effets comme nécessaires de l’effort que fait notre esprit, lorsque prenant son vol vers le ciel ; et retombant par son propre poids dans la matière d’où il veut sortir, il se prend, comme à des branches, à ce qu’elle a de plus élevé et de moins impur pour s’empêcher d’y être tout à fait replongé. » C’est précisément ce qui est arrivé à Vigny. Son œuvre, dans son ensemble, a souffert de cette « matérialisation » de la pensée qui semble être une des conditions nécessaires de la poésie ; car comment serait-on poète sans mouvemens ou sans images ? Dans son effort vers les hauteurs, il les a quelquefois atteintes, pour ne pas dire qu’il s’y est perdu, et c’est alors qu’il écrivait : « Ma pensée n’est-elle pas assez belle par elle-même pour se passer du secours des mots et de l’harmonie des sons. » Il eût pu écrire aussi bien qu’il n’avait point pensé ce jour-là, mais rêvé seulement. Il retombait quelquefois de tout son poids jusqu’à terre. Et quelquefois, enfin, dans la rapidité de sa chute, se retenant « comme à des branches » à ce que la nature et l’humanité ont de « plus élevé » et de « moins impur, » c’est alors qu’il écrivait ses chefs-d’œuvre.

Quelle était donc sa philosophie ? Personne aujourd’hui ne l’ignore, et M. Paléologue, dans le meilleur chapitre de son livre, l’a définie après M. Faguet, avec et par des traits qui ne manquent ni de sûreté, ni de force, ni même de profondeur. S’il y eut jamais un pessimiste, c’est Vigny ; M. Paléologue a raison de le dire ; et son pessimisme est peut-être « le plus désespéré qui se soit encore traduit dans notre littérature morale. » Je dis : peut-être, et je songe, en le disant, à Pascal, dont le Journal d’un poète rappelle plus d’une fois les Pensées. Qu’est-ce, en effet, que cette « pensée » de Vigny ? « Bonaparte aimait la puissance et visait à la toute-puissance : c’était fort bien fait, car elle est un fait et un fait incontestable, facile à prouver, tandis que la beauté d’une œuvre de génie peut toujours se nier. » N’est-ce pas celle de Pascal : « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit est une force. » A moins qu’on n’aime mieux en rapprocher celle-ci : « Nos rois… n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur, dans son superbe sérail environné de quarante mille janissaires. » Pascal dit encore : « Toute notre dignité consiste en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le fondement de la morale. » Et je lis dans le Journal de Vigny : « Consolons-nous de tout par la pensée que nous jouissons de notre pensée même, et que cette jouissance, rien ne peut nous la ravir… » Mais j’y trouve encore cette pensée, que l’on ne saurait