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nullement intimes et que je n’aimais pas particulièrement. Mais un instinct involontaire me forçait à leur faire du bien sans le leur laisser connaître. C’était l’enthousiasme de la pitié, la passion de la bonté que je sentais en mon cœur. » C’est pourquoi, si les Destinées n’ont peut-être pas toujours la correction un peu mièvre parfois, trop étudiée, trop cherchée, l’élégance de contours, le charme subtil et concentré de la Dryade, d’Eloa, — de Dolorida, si l’on veut, — la pitié qui s’y déborde pour se répandre « sur tous les prisonniers de cette terre, » — encore une expression à rapprocher du « petit cachot » de Pascal, — n’en font pas moins d’elles l’œuvre vraiment caractéristique du talent d’Alfred de Vigny. Et son histoire est celle de tous les pessimistes, ou du moins je n’en connais pas un qui n’ait fini comme lui, par trouver, selon l’heureuse expression de M. Paléologue, « dans l’abdication de tout espoir et de toute joie un principe secret de renaissance et de suprême enchantement… » Je voudrais cependant que ces termes fussent un peu moins vagues…

C’est ici qu’à la place de M. Paléologue, et pour achever le portrait, j’aurais mis ce qu’il n’a point dit de Grandeur et servitude militaire. Un seul mot, en passant, sur ces trois récits, « qui demeureront… pour témoigner du degré de perfection où fut porté, dans ce siècle, l’art des Novellieri français, » c’est trop, en un certain sens, mais en un autre ce n’est pas assez. La Veillée de Vincennes, avec de jolis détails, et quelques-uns même d’exquis, est d’ailleurs, et en dépit de beaucoup de prétentions qui percent, une « Nouvelle » presque aussi mal composée que possible. Marie-Antoinette, Vigny et son ami, Timoléon d’Arc…, avec sa maîtresse, Pierrette, Sedaine, un vieux soldat, Mme de Lamballe, la séance de musique de chambre, l’explosion de la poudrière, tout cela fait ensemble un mélange où l’auteur s’est lui-même embrouillé. La Canne de jonc perd également la moitié de sa valeur, pour être mal montée, si j’ose hasarder ce méchant jeu de mots. Laurette seule mérite ce qu’en dit M. Paléologue. Mais c’est l’idée du livre qu’il eût fallu mettre en lumière ; et je n’en sache pas où l’on pût mieux voir comment une certaine conception de l’honneur, ou plutôt, tranchons le mot, et disons : comment l’orgueil a sauvé Vigny de lui-même ; épuré son pessimisme de ce que nos intérêts lésés, nos affections trahies ou notre vie manquée, risquent parfois d’y mêler d’aigreur et d’égoïsme ; et dirigé sa pensée dans ce que j’appellerai les voies de la méditation active. Je ne dis rien des quelques pages où il a éloquemment réfuté le paradoxe de Joseph de Maistre sur la guerre. Mais est-ce que cette autre page, au moins, ne valait pas la peine d’être rappelée ? « Dans le naufrage universel des croyances, j’ai cru apercevoir un point qui m’a paru solide… Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main,