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Qu’est-ce que cette pièce autrefois célèbre, qu’aux environs de 1866 de jeunes hommes hurlaient avec enthousiasme dans les cafés du quartier latin, sinon la transcription de l’idée de Stello dans une langue violente ou forcenée, dont on aurait choisi scrupuleusement tous les mots, pour leur faire déshonorer ce qu’ils exprimeraient ? Et ce sujet encore, que nous trouvons inscrit au Journal d’un poète, qui l’eût mieux traité que l’auteur d’Une martyre ? « Un Christ dans une alcôve. Rêve d’une femme qui l’entend lui reprocher les, plaisirs qu’elle a goûtés avec son amant devant la croix. Elle souffre et se sent percer les mains en expiation toutes les nuits. » Vigny et Sainte-Beuve sont deux des maîtres de Baudelaire : le Sainte-Beuve « carabin » et le Vigny mystique « en qui, comme le dit M. Paléologue, la pensée de la volupté s’associait presque toujours à celle de la damnation. » Je ne nie pas d’ailleurs que Baudelaire, de son propre fonds, ait ajouté beaucoup aux leçons de ses maîtres.

Si Sainte-Beuve et Vigny sont deux des maîtres de Baudelaire, Vigny encore et Gautier sont deux de ceux de M. Leconte de Lisle. Je sais les différences, et que, par exemple, à son tour, c’est l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares qui a fait comprendre, à Gautier même, le prix que pouvait avoir, en poésie, la réalisation de la beauté pure. Plus d’une fois, ici même, j’ai loué aussi dans ses vers une largeur, une franchise, une netteté d’exécution, — un choix de marbres et de gemmes, si je puis ainsi parler, — une précision de dessin et une intensité de couleurs qui manquent trop souvent à Vigny. Mais je retrouve l’auteur de la Dryade, celui de Symétha, de la Fille de Jephté, même du Bain d’une dame romaine, dans celui des Poèmes antiques. Et dans des vers comme ceux-ci :


Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : « Adore ; » elle répondra : « Non ! »


n’est-ce pas aussi la philosophie de l’auteur du Mont des Oliviers qu’on retrouve ? sa tranquille et hautaine incrédulité ? son stoïcisme aussi ? et, — avec quelque chose enfin de moins vibrant et de moins communicatif, — son pessimisme ?

Je pourrais poursuivre ; et jusque chez nos symbolistes contemporains, je n’aurais pas de peine à montrer l’influence de Vigny. « Le rêve est aussi cher au penseur que tout ce qu’on aime dans le monde réel, écrivait-il, et plus redoutable que tout ce qu’on y craint. » Et ailleurs encore, dans son Journal intime, M. Paléologue a relevé ce passage inédit : « Mon âme tourmentée se repose sur des idées