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Shakspeare, n’est plus, selon le mot d’un maître critique, que du bon sens exalté.

Mais ce que ni Molière ni aucun autre que Shakspeare ne pouvait peindre, c’est le revirement et le désarmement de cette âme de femme ; après une si opiniâtre défense, c’est un si mol abandon. Petruccio et Catarina viennent enfin d’échanger le baiser de paix ; enlacés, ils vont sous les charmilles, et voici le soir : « Mon amour, dit Petruccio, regarde à l’horizon monter la lune, rouge de pudeur, comme une nouvelle épousée. » Et Catarina de rire d’abord. « La lune, dites-vous, et qui monte ; mais c’est le soleil qui descend. — Quoi ! serai-je encore et toujours contredit ? Par le fils de ma mère, c’est la lune. — Soit, mon doux seigneur, je veux aussi que ce soit la lune, ou, s’il vous plaît, une torche, une chandelle. — Non, tu mens à présent, c’est le soleil béni. » Catarina, alors, avec une explosion de joie : « Gloire à Dieu ! et que ce ne soit plus le soleil ou que ce le soit encore, il n’importe. Désormais, bien-aimé, je ne veux plus voir que par tes yeux. » Le fameux mouvement d’Hamlet : « Doute des étoiles, du soleil… » n’est pas plus spontané, plus touchant que cet oubli de soi-même, cette abdication, cette remise aveugle des sens, de la raison, de l’être tout entier à la merci de l’amour.

Une légère critique avant de finir. La plus belle scène de la comédie originale, en tout cas la plus profonde (mon Dieu ! préservez-moi d’écrire la plus suggestive ! ), c’est la dernière. Il a paru que M. Delair l’avait un peu écourtée et rétrécie. Shakspeare lui donne plus d’ampleur, il y jette à la fois des couleurs plus vives et de plus fines ombres. Sous les colonnades italiennes, je regrette le festin, cet autre Banquet, où l’on parle aussi de l’amour. Dans Shakspeare, trois couples y viennent s’asseoir : les deux sœurs d’abord avec leurs maris, puis un prétendant éconduit de Bianca, certain Hortensio, qui, de dépit, a pris une autre femme. Repas nuptial, s’il en fût, où figurent trois variétés d’hymen : mariages d’amour, de raison et de folie. A la fin du souper, les dames se retirent et les maris demeurent à deviser. On plaint Petruccio, le mari de la mégère. Mais lui, gageant cent écus que sa femme est de toutes les trois la plus docile, ses amis tiennent le pari. Bianca, rappelée la première, refuse de venir ; ainsi fait la femme d’Hortensio. Catarina, au contraire, accourt en hâte. Alors quel adorable discours sur ces lèvres enfin souriantes, quelle grâce modeste et dans la pénitence et dans le conseil ! Quel délicieux retour de la femme à l’éternel féminin, qui n’est que soumission et tendresse ! « Allez, dit Catarina à ses compagnes ; allez, papillons téméraires et impuissans, mon âme a été aussi fière que les vôtres, mon cœur aussi hautain que les vôtres… Mais maintenant je vois que nos lances sont des roseaux, que notre force n’est que faiblesse, et faiblesse hors de toute comparaison, et que ce que nous semblons être le plus, c’est ce