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Giers s’était trouvé conduit là où il ne voulait pas aller, sans attacher d’ailleurs à ses promenades improvisées les conséquences qu’on pourrait imaginer.

Voilà qui est sûr ! M. de Giers ne songeait pas à mal. Il n’était allé en Italie, à Pallanza, que pour rétablir sa santé, pour jouir de ses vacances d’automne, pendant que le tsar allait célébrer ses noces d’argent à Livadia. C’est ce séjour au bord des lacs italiens qui a tout perdu ! Le naïf chancelier de l’empereur Alexandre III s’est laissé prendre dans les filets de ce puissant diplomate qui s’appelle M. di Rudini, et il n’a pas pu se défendre d’aller rendre visite à son voisin, le roi Humbert, à Monza. Dès qu’il était allé à Monza et qu’il s’était entretenu des affaires du temps avec M. di Rudini, il s’est aperçu qu’il ne pouvait plus se dispenser d’aller en France, — en passant par Wiesbaden, où il est retourné un instant. Puis, le voyage à Paris une fois décidé, pour corriger cette dangereuse témérité de jeunesse, il ne pouvait plus faire autrement que de passer par Berlin avant de rentrer à Saint-Pétersbourg. Par exemple, Vienne n’était point sur son chemin, il s’est contenté de Berlin ! Et c’est ainsi que ce malheureux chancelier s’est trouvé entraîné à des courses qui n’étaient point dans son programme ; il a été la déplorable victime d’une série de petites circonstances qui ont contrarié ses villégiatures. Sans cela, il n’aurait évidemment pas songé à aller en France, un pays où M. Paul Lafargue, un socialiste cosmopolite, vient d’être élu député, et où l’on ne sait jamais si on trouvera un ministre à qui parler ! Bref, on l’a dit, on a voulu le faire croire, ce ne serait qu’un voyage de hasard qui n’aurait rien de politique. L’explication est peut-être ingénieuse, plus vaine encore qu’ingénieuse. Ce qui est bien clair, c’est qu’il y a sûrement bien des gens en Europe qui auraient volontiers arrêté M. de Giers sur le chemin de Paris, et qui, faute d’avoir pu l’arrêter, ne demanderaient pas mieux que de laisser croire qu’il est venu pour rien, par passe-temps. Pour ceux qui voient les choses dans leur simplicité, le voyage de M. de Giers est un acte parfaitement réfléchi et délibérément accompli. Si le chancelier de Russie n’avait eu rien à faire, rien à voir à Paris, il se serait certainement épargné la peine d’une longue course : il n’avait pas besoin de faire tant de chemin pour expliquer que le déjeuner de Monza n’avait été qu’un déjeuner courtoisement offert, courtoisement accepté. Si un personnage aussi grave, aussi mesuré, a cru devoir venir jusqu’ici, c’est qu’il a eu manifestement ses raisons, une intention, et si on ne croyait pas entrevoir quelque intention sérieuse dans cette visite de trois jours, on ne se donnerait pas tant de mal pour en atténuer la portée ou donner le change à l’opinion européenne.

Qu’y a-t-il de plus maintenant dans ce voyage de M. de Giers, dans ces entrevues du ministre russe avec M. le président de la république,