Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/730

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Votre tâche consiste à organiser l’espèce humaine d’après le principe fondamental de la morale divine. Il ne faut pas vous borner à prêcher aux fidèles que les pauvres sont les enfans chéris de Dieu, il faut que vous usiez franchement et énergiquement de tous les pouvoirs et de tous les moyens de l’Église militante pour améliorer promptement l’état moral et physique de la classe la plus nombreuse[1]. » Saint-Simon démontrait à l’Église que, pour garder, ou pour reconquérir son empire sur les peuples, il lui eût fallu s’emparer de la direction de la grande réforme sociale qui se préparait dans le monde[2].

Pareille sommation ne pouvait être entendue de la Rome de 1825. Puis, l’auteur du Nouveau christianisme mêlait à ses vues humanitaires des thèses philosophiques malsonnantes pour un pape. Le vicaire du Christ ne pouvait se faire le prosélyte de Saint-Simon, ou devenir le collègue du père Enfantin, le pape laïque de Ménilmontant. Mais, cinquante ans plus tard, lors de l’avènement du pape Léon XIII, en 1878, le même vœu, sous une forme plus respectueuse et plus acceptable, était adressé, de Paris, au nouveau pontife, par un survivant de l’église saint-simonienne. Cette fois, les temps étaient accomplis ; ce cri de la société nouvelle ne devait pas frapper l’oreille d’un sourd. En relisant l’appel du vieux saint-simonien, on croirait lire, treize ans d’avance, le sommaire, la matière de l’encyclique Rerum novarum. Et pour que cette invocation à l’Église fût plus caractéristique, comme pour mieux montrer à ce siècle orgueilleux l’inanité puérile de ses préventions, il se trouva que le vieux saint-simonien qui suppliait le pape de résoudre « le redoutable problème du paupérisme et du travail » n’était ni catholique, ni même chrétien ; c’était un juif, tant aux esprits émancipés des préjugés de la foule l’intervention de l’Eglise apparaissait légitime et désirable.

« Comment, disait ce juif au pape, l’Église a-t-elle pu ne pas comprendre que la transformation profonde qui s’opérait dans le monde, loin d’être une œuvre impie, destructive du christianisme, était un fait providentiel, une application de l’idée chrétienne dans

  1. Voyez le Nouveau christianisme, p. 138-149 (Œuvres de Saint-Simon, publiées par Olinde Rodrigues en 1832). Par un bizarre anachronisme, Saint-Simon imaginait de placer tout ce long discours dans la bouche de Luther, indiquant par là quel langage devait tenir à la papauté un véritable réformateur.
  2. La même idée se rencontre, beaucoup plus tard, dans un rare et volumineux ouvrage écrit, à Rome même, par une femme, la princesse Wittgenstein, sous ce titre bizarre : des Causes intérieures de la faiblesse extérieure de l’Église (voyez particulièrement t. XII, p. 297). On retrouve dans cet ouvrage anonyme, dont il ne subsiste que quelques exemplaires (un ou deux en France), toutes les grandes lignes de ce qu’on a depuis appelé « le socialisme catholique. »