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monumental perron et flanquée de deux tours que Dupourquet avait fait bâtir sans nécessité aucune, pour le coup d’œil seulement et aussi afin de pouvoir mettre en tête de ses lettres et au bas de ses cartes :

CHATEAU DU VIGNAL, PRÈS SALVIAC.

De chaque côté du portail, à l’entrée du parc, deux hommes se tenaient impatiens, prêts à happer la voiture au passage. Le Terrible appuyé sur ses deux bâtons, tremblant de joie plus encore que de vieillesse ; et ce Julien dont on venait de parler, un gas superbe, au teint chaud, à l’œil vif qui, sous son débraillé de paysan, avait cette élégance mâle, cette distinction toute spéciale que donne l’harmonie parfaite des formes.

Eh ! t’é bagni Pitchouno[1] !

Thérèse était déjà dans les bras de l’aïeul qui lui piquait les joues avec sa barbe de huit jours. Et elle lui donnait l’accolade distraitement, ses lèvres éloignées de cette peau rugueuse de vieillard et ne baisant que le vide.

Puis quand elle se retrouva devant Julien, avec une dignité froide, elle lui tendit la main.

Elle semblait vouloir créer un précédent, fixer une ligne de démarcation, renier quelque chose ou quelqu’un ; et lui, la regardait, très étonné, croyant à une espièglerie de sa part, ne songeant même pas à prendre cette main qu’elle lui offrait.

— Comment ! Thérèse, tu ne m’embrasses pas ?

Elle feignit de ne pas entendre, prit sa course vers la maison comme si elle n’eût pu maîtriser plus longtemps son impatience de se retrouver chez elle, et tandis que le jeune gars, soudainement pâli sous son hâle, restait là, cloué sur place, le regard trouble, Dupourquet passa doucement son bras sous le sien, l’entraîna du côté des champs comme pour inspecter en sa compagnie les travaux de la journée.

Et il l’exhortait d’une voix onctueuse et basse où l’on sentait son désir de le convaincre sans le froisser :

— Il ne faut pas faire attention, vois-tu !.. C’est que les situations sont bien changées… Thérèse a toujours de l’affection pour toi, c’est sûr, mais la voilà grande fille à présent, — elle a fini son éducation ! — alors, tu comprends, elle est tenue à une certaine réserve ; parce qu’enfin d’un jour à l’autre, , , et les prétendans pourraient trouver à redire à ces familiarités entre vous deux,… aussi tu dois faire semblant de la traiter en demoiselle… Je crois même qu’il sera bon que tu ne la tutoies plus.

  1. Eh ! te voilà petite !