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proprement parler, c’est-à-dire une action ayant un commencement, un milieu et une fin, mais un prétexte à dissertations ; pas d’intrigue, c’est-à-dire une complication d’aventures, déroulée suivant une certaine logique, mais des allées et venues sans lien nécessaire ; pas de dénoûment, c’est-à-dire de conclusion acceptable, mais un arrêt quelconque de la pièce.

M. Petit de Julleville estime pourtant que ce genre est devenu « la grande comédie de mœurs, la comédie classique par excellence, où le poète s’efforce d’incarner, dans un personnage unique, un type entier, un caractère universel. » Il y aurait ici lieu de distinguer, car la comédie de mœurs et la comédie de caractère ne sont pas, il s’en faut, une seule et même chose ; mais il suffit, pour le moment, de signaler cette confusion. M. Petit de Julleville essaie donc de justifier son avis par la comparaison suivante : « Prenez le Misanthrope, et supposez qu’Alceste, au lieu de porter un nom d’homme, s’appelle Misanthropie ; que Célimène s’y nomme Coquetterie ; Philinte, Optimisme ; Arsinoé, Prudence ; les deux marquis, Sottise et Fatuité ; le Misanthrope serait-il autre chose qu’une pure moralité ? » Il y a un inconvénient à cette hypothèse : c’est qu’aucun des personnages du Misanthrope ne peut se changer en abstraction sans devenir inintelligible et cesser d’exister : chacun d’eux, en effet, n’est pas le misanthrope idéal, la coquette abstraite, etc., mais un être déterminé, dont la nature se compose de plusieurs élémens particuliers, entre lesquels il en est un de dominant, mais qui ne supprime pas les autres et qui reçoit à son tour leur action. Par suite, si Alceste n’est pas un homme mûr, non-seulement misanthrope, mais ardent, amoureux, fier, brusque et maladroit, si Célimène n’est pas une jeune femme non-seulement coquette, mais rusée, spirituelle, égoïste et fausse, etc., le Misanthrope disparaît tout entier ; il restera peut-être dans le sujet matière à moralité, mais l’essence même et la raison d’être d’un chef-d’œuvre se seront évanouies. Toute comédie, par ce procédé, peut devenir une moralité, à la condition de supprimer d’abord ce qui la constitue ; mais, restant ce qu’elle est et par le simple changement de noms que propose M. Petit de Julleville, elle refuse absolument de devenir une moralité. En effet, aucun des élémens de la comédie ne peut entrer dans la moralité, et réciproquement. Outre un sujet, une action, une intrigue, un dénoûment, la comédie exige des personnages particuliers, une époque déterminée, des conditions sociales : introduisez ces élémens dans une moralité, et la moralité disparaît. De même la moralité, avec ses abstractions et ses entités, n’admet ni action, ni intrigue, car des personnages sans existence personnelle ne sauraient agir en vue