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forment. C’est même cette pénétration réciproque des prêtres et de la nation et cette absence d’une aristocratie religieuse qui n’a pas permis à l’Angleterre, à défaut d’un « tampon » ou d’un protectorat, d’instituer, — ce qui eût été possible dans d’autres pays bouddhistes, — un gouvernement sacerdotal sous l’autorité suprême d’un Llama ou d’un autre grand-prêtre.

Dans un pays où l’on ne possède ni prince à mettre sur le trône, ni aristocratie à qui confier la mission d’agir sur les classes inférieures, on n’a plus en face de soi que la nation : c’est donc à la nation qu’il fallait s’adresser directement, sans intermédiaire. Cela conduisait tout droit à l’annexion pure et simple, à l’incorporation de la Haute-Birmanie dans le grand empire britannique[1].

C’était une grave mesure et qui pouvait être grosse de dangers[2]. Il était fort difficile de savoir ce qu’au fond voulait la nation. Les ministres, eux, et les anciens conseillers souhaitaient un roi, dont ils eussent été, comme par le passé, les hauts dignitaires ; mais ils étaient dans le pays, je l’ai expliqué, une majorité sans grande influence. Les prêtres bouddhistes demeuraient indifférens, et, pourvu qu’on leur maintînt leurs privilèges, reconnaîtraient l’autorité établie ; tandis que les musulmans, assez nombreux, désiraient nettement l’annexion par les Anglais, dont leurs coreligionnaires de l’Inde n’avaient qu’à se louer. Le gros de la population n’avait pas d’opinion. Sans doute, par tradition, elle était attachée à ses rois. Mais, en somme, ce qu’elle ambitionnait par-dessus tout, c’était la sécurité et l’ordre, et le gouvernement qui lui assurerait ces deux biens serait pour elle le gouvernement légitime. Enfin, il existait, — et cela rappelle de très près ce que nous-mêmes avons vu au Tonkin, — toute une classe de fonctionnaires moyens, qui, entrevoyant la possibilité de servir fructueusement le gouvernement anglais, désiraient avec passion l’annexion, et qui, interrogés par le vice-roi, répondaient invariablement que tel aussi était le vœu de la nation[3].

  1. Sauf à voir, — et la question fut discutée, — si une fois rattachée à la Basse-Birmanie, on en ferait une simple province de l’Inde, ou une colonie indépendante, ou enfin une annexe du Gouvernement des Détroits (straits settlements) et de la péninsule malaise. (Voir dans le Times des 27 août, 1er, 12 et 17 septembre 1888, des lettres, notamment de M. Chantoon, Birman d’origine, qui demande la séparation de fait des deux Birmanies, l’institution de plusieurs provinces indépendantes gouvernées par des Birmans sous le contrôle de résidens anglais, etc.)
  2. Ces dangers, on était même tenté de les exagérer. On disait, par exemple, que l’annexion de la Birmanie jetterait l’inquiétude dans l’esprit des princes feudataires de l’Inde. Lord Dufferin a, en quelques lignes du mémorandum cité plus haut, montré ce que cette crainte avait de chimérique.
  3. Un officier anglais, qui avait visité tout le haut pays, n’était point de cet avis. « On prétend, dit-il en substance, que les Birmans veulent l’annexion parce qu’ils attendent beaucoup d’une bonne administration comme la nôtre. Mais je viens de parcourir tout le haut pays : leurs routes sont meilleures, leurs maisons mieux tenues que celles de la Basse-Birmanie. Les habitans satisfaits, ne me semblent pas avoir soupiré après notre venue. « Ceci fut confirmé plus tard. (Voir le Times du 24 août. 1890.) Voyez cependant, en sens contraire, le récit d’un correspondant du Times qui, dans le district des mines de rubis, trouve des chemins abominables et des habitans presque dénués de tout. (Times, 2 septembre 1890.)