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modernes d’avoir laissé dépérir la terre conquise par eux pour l’honneur de Marie mère de Dieu. Les paysans qui avaient survécu étaient-ils demeurés chrétiens ? Il n’y avait pas si longtemps que les dieux païens étaient encore adorés dans les bois de Prusse, où se cachait un clergé de prêtres et de prêtresses. Un moine franciscain du XVIe siècle raconte qu’il tomba un jour dans un conciliabule d’impies et qu’il y aurait trouvé le martyre, s’il n’avait su le prussien et n’avait juré en cette langue, par Perkun, le dieu du tonnerre, qu’il ne rapporterait pas à l’évêque ce qu’il avait vu. Aujourd’hui encore, dans la Lithuanie prussienne, les paysans se souviennent de Perkun, qui tonne au ciel ; de Bligullis, qui sème la neige ; de Lagema, la déesse de la terre, qui fait pousser les moissons et dont l’arc-en-ciel est la ceinture. Ces pays-là sont bien jeunes en comparaison des nôtres : ils ont reçu le christianisme douze cents ans après nous, un siècle avant que Christophe Colomb le portât en Amérique.

A peine roi, Frédéric-Guillaume avait entrepris de refaire la Prusse. Son premier soin fut de combler les vides, ces wüste Stellen, dont la vue lui faisait mal, parce qu’il pensait qu’à cette place déserte un homme pourrait travailler et payer l’impôt. Il répandit dans toute l’Allemagne et en Europe des appels rédigés en allemand et en français, promettant à tous ceux qui viendraient s’établir en Prusse le transport gratuit, la subsistance le long de la route, tant de groschens par jour par tête d’homme et tant par tête de femme ; et, à l’arrivée, de bonnes terres, des charrues, des faux, des bœufs, des vaches, des chevaux, de la semence, des années de franchise d’impôt, même la franchise du service militaire. Un assez grand nombre de familles arrivèrent de la Suisse, du Palatinat et de la Franconie dans les premières années du règne, mais c’étaient des gouttes d’eau pour remplir un lac desséché. Frédéric-Guillaume enviait à son aïeul, le grand-électeur, la bonne fortune qu’il avait eue de vivre au temps de la révocation de l’édit de Nantes, qui lui avait procuré tant de sujets et de si grande valeur.

Heureusement, le baron de Firmian, prince-évêque de Salzbourg, seigneur de 200,000 sujets, se mit à jouer les Louis XIV. La réforme avait osé pénétrer dans l’évêché ; ses prédécesseurs, après avoir essayé de la combattre, s’étaient résignés à la tolérer, mais lui, dès son avènement, avait entrepris de ramener sous la crosse le troupeau dissident. N’y pouvant réussir, il avait appliqué l’article de la paix de Westphalie qui autorisait les princes à ne tolérer chez eux d’autre religion que la leur, et il avait condamné ses sujets protestans à l’exil. Avant même que l’évêque eût pris sa décision,