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anglaise provoquerait donc un grave abaissement de la moralité et de la dignité publiques. Et puis, à côté de la question quantité, il y a la question qualité. Vous nous dites que les enfans, moins nombreux, seront mieux instruits, qu’ils vaudront plus. Admettons-le un instant. Il n’en est pas moins vrai que c’est prendre une terrible responsabilité que de supprimer volontairement une chance de donner le jour à l’être qui peut résumer les qualités de la race en les portant à leur degré suprême : à l’inventeur qui trouvera précisément le moyen de faire vivre un plus grand nombre de ses frères, au médecin qui leur donnera une vie moins douloureuse et plus longue, à l’artiste qui leur fera connaître les jouissances les plus hautes de l’existence, celles qui en sont la raison d’être. On découvre trop facilement des lois sociologiques, et quand on les a découvertes on croit avoir tout fait. C’est ici le moment de reprendre contre elle l’argument de Mme Besant et de dire que, lorsqu’on a vraiment trouvé une de ces lois, on n’est qu’au début de sa tâche. Il faut s’en servir pour le bien de l’humanité, en modifier les effets si cela est utile, les empêcher même d’agir s’ils sont nuisibles. Or on dit maintenant, et surtout en France, que l’abaissement de la natalité est une loi naturelle. Dans une société où tout le monde peut arriver à tout, où les revenus, l’éducation et même les intelligences tendent à s’égaliser, chacun vit pour soi, consomme toute sa substance. Un homme ayant des goûts d’ambition, de luxe et d’esthétique, dépense naturellement beaucoup plus qu’un ignorant dont les goûts peu élevés sont peu coûteux : celui-ci seul a donc assez de superflu pour nourrir de nombreux enfans. En résumé, dans un pays dont la moyenne intellectuelle est supérieure, la natalité doit être faible ; dans un pays à moyenne intellectuelle basse, et où les classes sont des castes dont on ne peut sortir, la natalité doit être élevée : il en est ainsi en Italie, en Autriche et en Russie. Ceci est vrai, mais par cela même que les démocraties en question sont intelligentes, le jour où vous leur aurez démontré qu’elles se nuisent en réduisant au-dessous d’un certain chiffre le nombre des familles, le jour surtout où elles l’auront éprouvé d’une manière sensible, à la suite d’une guerre, ou même d’un simple manque à gagner économique, — et c’est le cas de la France, dont le commerce extérieur doublerait si elle avait dans ses colons, comme l’Angleterre, des cliens naturels, — ce jour-là, vous verriez cette démocratie renverser votre loi : car il y a une chose dont les économistes ne tiennent jamais compte, et qui peut à tout instant modifier les faits qu’ils constatent, c’est la liberté humaine.


PIERRE MILLE