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III.

Grâce à la réduction des prix de revient, les grands magasins ont pu développer le goût public et permettre à la grande masse démocratique de se procurer des objets qui jusqu’alors étaient restés dans le domaine d’une classe restreinte de privilégiés. C’est à eux, par exemple, que l’on doit la diffusion de cette curieuse industrie des tissus de soie, mélangés et teints en pièces, dont un fabricant lyonnais, M. Permezel, a doté la France. Nous voulons parler de ces tissus qui ont la grâce chatoyante de la soie et qui charment l’œil par la richesse des tons et le goût exquis du dessin. Ces tissus, dans lesquels le coton entre pour une large part, n’ont certes pas la prétention de lutter pour la solidité avec les tissus de soie pure, mais ils coûtent vingt fois ou trente fois moins cher que ces derniers. On a pu voir des tissus de soie vendus par les grands magasins à 0 fr. 60 le mètre, et ce prix incroyable de bon marché laissait au fabricant et au vendeur une marge raisonnable de bénéfices. En un mot, les grands magasins ont démocratisé la soie. Qui oserait leur en faire un reproche ? La même observation s’applique aux industries de la ganterie, des tapis et de l’ameublement. Certains moralistes, dont nous respectons les scrupules, pourront déplorer ce débordement de luxe à bon marché et regretter l’ancienne simplicité de nos pères. C’est un point de vue comme un autre ; mais il n’en demeure pas moins acquis que tout ce qui contribue à embellir et à rendre plus confortable l’habitation humaine constitue un progrès salutaire, étant donné surtout que les produits de l’art et de l’industrie nouvelle coûtent moins cher que les produits médiocres ou désagréables qu’ils remplacent avantageusement.

Du même coup les grands magasins ont exercé une action salutaire sur les mœurs commerciales de notre temps. On sait que le paiement au comptant est de règle absolue dans les grands magasins. Ils ont ainsi contribué pour une large part à la diminution du crédit, c’est-à-dire dans beaucoup de cas à la diminution de l’usure. Pour les classes populaires, le crédit comme le pratiquent certains établissemens est un véritable fléau : c’est la contre-épargne organisée. Les grands magasins obligent le consommateur à compter et à n’acheter que ce dont il a strictement besoin. Il faut, en effet, une certaine force de caractère pour se priver d’une fantaisie dont le paiement est remis à une époque lointaine qu’on se figure indéterminée. Beaucoup de magasins exploitent ce travers du cœur humain, et contribuent, par l’appât de la vente à crédit, à achever la