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à un écroulement de neiges. L’air était léger, le ciel fin ; une brise alerte et salubre nous caressait le visage, apportant de subtils parfums de menthe, mêlés aux senteurs du large. Une lumière fluide dessinait, en lignes précises, la nudité chaude des roches au-dessus d’un petit triangle de mer bleue. Ce paysage était net, limité, charmant. — Arcésiné avait quelque chose de plus abrupt et de plus sauvage : ce lieu, presque inaccessible, était bien choisi, pour une forteresse. Il fallait, pour monter à l’étroite plate-forme où une misérable chapelle a remplacé le temple antique, grimper le long des pierres âpres où le pied glisse et trébuche. Le pays, tout autour, était désert ; c’étaient de pauvres cabanes, de petites églises éparses dans les terres, des étendues jonchées de cailloux, et des champs de pâles asphodèles. Le village le plus proche était si loin, que Kharalambos préféra coucher dans un tombeau historique, dont on avait fait sortir des bœufs qui s’y étaient commodément installés. Mais, d’en haut, le spectacle est admirable, et je voudrais en avoir gardé, dans les yeux, les moindres détails. Il m’a donné l’exquise volupté d’oublier pour un temps les soucis moroses, l’occupation tyrannique, la servitude du métier, pour goûter, dans toute sa pureté, l’enchantement des couleurs et des formes. J’assistais aux premiers beaux jours, à l’éveil de la saison douce, à la joie des verdures nouvelles, toutes frissonnantes des prochaines ardeurs du printemps. Jamais je n’oublierai ces mers radieuses ; il est impossible de rendre, avec des mots, leur sérénité, leur superbe déploiement, leurs ondulations lumineuses, surtout l’âme vivante qui semblait cachée sous leur éternelle mobilité. Tout invitait à l’allégresse, à la fête des sens, à l’énergie libre. Et comme on comprend, dans ces éblouissans paradis, l’éclosion des mythes, l’éveil des songes, la naissance des corps divins dont la blancheur surgit dans l’écume blanche, et le chœur des tritons et des naïades qui s’ébattent dans les eaux attiédies, sous le vol égrené des colombes !

Je rentrais dans ma petite maison à l’heure où le déclin du soleil dorait, d’un dernier coup de lumière, la cime de la haute acropole. Dans certains hameaux, on ne voyait plus la mer ; l’horizon était fermé de tous les côtés, et souvent, pendant que Kharalambos et l’hôtesse préparaient quelques œufs durs, j’éprouvais une sensation étrange à me trouver si loin du pays, parmi ces gens dont les sentimens et les idées sont immobiles depuis des siècles. Dans le port, de vagues échos du bruit que fait la civilisation arrivaient avec le vent de mer. Mais, dans les vallées abritées, rien n’avait troublé la quiétude des hommes, et je ne savais plus au juste en quelle année de l’ère vulgaire était située ma vie. Des âmes simples