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et résignées habitaient ces cabanes de pierres sèches. Ces esprits limités ne connaissaient point nos troubles, nos incertitudes, nos suffisances ridicules ou nos vains efforts. Leur petite église, blanchie à la chaux, était leur refuge et leur consolation, l’habituel recours de leurs désirs cachés et de leurs secrètes rancœurs.

J’eus le regret d’inquiéter ces bonnes gens, et mes entreprises archéologiques faillirent causer une révolution dans l’île ; je ne rappellerais pas la série de mes aventures et de mes procès, si ces menus faits ne m’avaient pas aidé à comprendre la simplicité rusée et la rouerie naïve du caractère local.

Je me querellai d’abord avec une vieille, toute ridée, mais singulièrement chicanière pour son âge. Elle s’appelait Maroullia, et crut se rappeler, je ne sais comment, que la lande inculte où s’élevaient autrefois les temples de Minoa était son bien : il fallut donc traiter avec elle, et la première conférence eut lieu sur l’acropole même dont elle se disait propriétaire. Kharalambos, bouillant et impétueux, le pappas Prasinos, archimandrite du chef-lieu, homme résigné, conciliant et archéologue, m’assistaient. La bonne femme essaya d’abord de m’apitoyer sur sa misère ; elle parlait d’un ton dolent, et disait, avec un sourire aussi triste que possible :

Βοτανίζω, νὰ φᾶμε τὸ βραζύ. Δεν ἔχομε λεφτό. Je ramasse de l’herbe pour que nous mangions le soir. Nous n’avons pas d’argent.

Elle exigeait, avant de traiter, que l’on fît venir son fils, qu’elle voulait consulter et qui exerçait, dans les faubourgs d’Athènes, je ne sais quelle profession. Il fallut télégraphier, et comme M. le télégraphiste, jeune homme fort élégant, natif d’Andros, était très répandu dans l’île, tout le monde, le lendemain, fut au courant de l’affaire. Huit jours après, on voyait aborder à l’échelle d’Amorgos un jeune garçon, d’allures dégagées, de mine assez impertinente, et tout fier de porter une casquette « européenne » achetée rue d’Hermès. L’entrevue de la mère et du fils fut peu touchante : elle lui demanda s’il apportait quelque chose pour la maison ; il répondit en tirant de sa poche une vieille orange, dont il mangea la moitié. Quelques jours après, elle vint me prier de lui donner de l’argent pour rapatrier ce garnement qui devenait insupportable. Je crus devoir y consentir, par diplomatie, et Kharalambos fut chargé de prendre un billet de dernière classe au prochain bateau, non sans avoir fait sentir à la bonne femme toute l’incohérence de ses actions.

Tout alla bien pendant quelque temps. Maroullia consentait à des conditions raisonnables et s’amusait à nous voir enlever avec soin toutes les ronces de son champ. Un jour, que nous voyions