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et c’est pour cela que l’Esprit des lois est de la « littérature, «pour nous avoir montré que, dans ces lois dont le formalisme des jurisconsultes nous déguisait les raisons d’être, il n’y allait de rien de moins que de l’existence de l’institution sociale. Mais connaissez-vous Goguet, et son Traité de l’origine des lois ? C’est un contemporain de Montesquieu, qui ne manquait certes pas de lettres, mais seulement d’esprit « littéraire. » Et Buffon, si son nom n’est pas moins grand dans l’histoire de la littérature que dans celle de la science même, à quoi le doit-il, si ce n’est à l’idée de génie qu’il a eue de tirer, aussi lui, l’histoire naturelle du secret des amphithéâtres ou des laboratoires ? Mais si l’Histoire naturelle est de la « littérature, » la Philosophie zoologique n’en est point, parce qu’elle n’est accessible qu’aux seuls naturalistes. Je ne me priverai pas du plaisir d’ajouter à tous ces grands noms celui de M. Renan, dont l’œuvre « littéraire » est d’avoir fait entrer dans la circulation de la pensée contemporaine les résultats généraux de l’exégèse biblique, et d’avoir fait comprendre aux «gens du monde, » qui ne s’en doutaient guère avant lui, que toute la morale et toute la religion peuvent être impliquées dans une question de philologie hébraïque.

Et vainement dira-t-on que c’est ici trop élargir, ou trop enfler en quelque sorte, le sens du mot de « littérature ! » Qui donc a décidé qu’il ne désignerait que « l’art subtil de faire quelque chose avec rien ? » Non que ce fût un art à dédaigner, si du moins on en croit une parole de Racine, qui définissait précisément ainsi l’invention poétique. Mais l’histoire est là pour fixer le sens des mots. C’est elle qui nous apprend à discerner ce qui est de la « littérature » de ce qui n’en est pas ; et puisque c’est elle qui nous montre le mot partout et toujours entendu de la même manière, c’est donc elle aussi qui limite le pouvoir des Académies. Ainsi comprise et définie, je ne puis croire que ce soit une pure vanité que la « littérature ; » et, en vérité, ceux qui le disent le croient sans doute, mais comment alors, et pourquoi continuent-ils d’en faire ? Comment encore ne voient-ils pas, quand ils essaient de détourner « la vogue » et la « renommée » vers les récits de voyages ou les Mémoires personnels, que de toutes les formes de la « littérature » ce sont justement les plus inutiles qu’ils encouragent ? Car il faut être bien sûr de l’originalité de ses impressions pour nous venir conter une fois de plus ce qu’il ne dépend que de nous d’aller voir. Mais pourquoi écrit-on ses Mémoires, si ce n’est pour nous imposer, et, dans le cas le plus favorable, pour se montrer soi-même à la postérité plus grand que sa fortune. Demandez-le plutôt aux éditeurs de Saint-Simon ? et si l’histoire ne se serait pas bien passée des récits de cet « honnête témoin,» qui n’a presque rien vu, mais tout inventé de ce qu’il nous raconte. Voilà vraiment de la « littérature, » — non pas au sens où nous entendons le mot, — de la mauvaise « littérature ; »