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intellectuelle. Toute petite et par nature, Hedda était méchante. En rencontrant sur l’escalier Théa, sa petite compagne de pension, elle aimait à lui tirer les cheveux, des cheveux blonds dont la fadeur l’exaspérait. Une fois même elle la menaça de les lui brûler. Jeune fille, elle a provoqué les confidences équivoques d’Eylert Loevborg ; il lui racontait sa vie de débauche et de crapule, les cabarets, les mauvais lieux, et elle se plaisait aux aveux qui lui salissaient l’âme, aux propos hardis, aux gestes même, et peut-être aujourd’hui regrette-t-elle vaguement sa défense trop vive et l’outrage inachevé. «Dans vos relations avec moi, lui dit Loevborg, il n’y avait pas d’amour non plus, dites ? Pas un soupçon, pas une nuance d’amour ? — Qui le saura jamais ?» répond-elle ; et elle ajoute : « Quand j’y pense, maintenant, il me semble qu’il y avait quelque chose de beau, de séduisant, je dirais même de courageux dans cette intimité secrète. » — Quelque chose de beau ! Voilà le grand mot lâché ! Le mot de l’esthétique et, si je puis dire, de l’intellectualité, source et source empoisonnée du drame. Autrefois les femmes « incomprises, » comme on les nommait vers 1830, prenaient un amant : témoin les héroïnes de George Sand. En 1850, Mme Bovary en prenait deux. Ces femmes avaient tort, mais du moins avaient-elles tort simplement, naturellement. C’est par le cœur ou par la chair qu’elles péchaient ; Hedda pèche par l’esprit seulement, et voilà le pire des péchés, le seul, dit-on, que Dieu ne pardonnera pas. Hedda n’est pas tentée un instant de prendre un amant, ni Loevborg, ni Brack, ni personne, et pour un rien, je le lui reprocherais. Hedda n’est jalouse de Théa, pour atroce que soit cette jalousie, qu’intellectuellement. Ce qu’elle envie à sa rivale, c’est de posséder l’esprit et non le cœur ou le corps d’Eylert ; c’est d’avoir sauvé, de protéger encore et d’aider un esprit, c’est d’inspirer une œuvre et d’y collaborer. Cette œuvre, elle la déteste et la détruit ; j’allais dire elle la tue comme un enfant né de Loevborg et de l’autre femme. « Maintenant, murmure-t-elle en regardant flamber les feuillets, je brûle, je brûle l’enfant, » et sous la métaphore concrète, c’est encore une abstraction que sa haine abstraite poursuit.

Hedda n’est au fond qu’un bas-bleu tragique, une précieuse non pas ridicule, mais criminelle, qui vole, tue ou fait tuer et se tue elle-même, tout cela en l’honneur de je ne sais quel idéal imbécile, rêvé par son imagination en démence. Comme elles vont aimer ce type féminin, toutes nos péronnelles de littérature, nos esthéticiennes de salon, nos belles décadentes ! Je les entends déjà se récrier sur cet état d’âme ! Songez donc ! Une femme qui, de gaîté de cœur, par snobisme intellectuel, rejette un homme à l’ivrognerie, le renvoie à son vice ! Veut-elle alors le perdre, ou l’éprouver ? On ne le sait pas, et je crois qu’elle l’ignore elle-même. Peut-être résistera-t-il.