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recevrait les coups de fouet sur le ventre au lieu du dos. On l’a donc traîné depuis le moulin jusqu’à la vieille guérite de Rathdrum. Je l’ai vu fouetter ; j’ai entendu ses cris. Il hurlait : — Colonel Yeo ! colonel Yeo ! Par pitié ! Qu’on me tue ! — Non, disait le colonel. L’homme râlait, ses entrailles sortaient. A la fin il s’est tu. Il a rendu l’âme là où vous êtes... Oui, ils ont fait ça, les Anglais ! »

Le soir, après la chasse, dans sa shooting-box d’Aughavenna, le jeune Parnell, à son tour, répétait ce récit à ses amis. Et, pendant qu’ils pâlissaient d’horreur et de colère, lui restait calme. Peut-être le crurent-ils indifférent. Ils ne savaient pas qu’il y a, dans certaines âmes, au plus profond, une pitié grave et froide comme la justice. Il est d’ailleurs difficile de dire où et quand commença sa vocation. Thomas Power O’Connor, son ami, son collègue et le plus intelligent de ses biographes, dit justement : «Comment déchiffrer un homme qui ne s’ouvrait guère et ne s’étudiait point ? » c’est pourquoi, en ces longues années d’obscurité, son histoire intérieure est lettre close. Mais les événemens qui coïncidèrent avec sa vingtième année ne pouvaient manquer de faire impression sur son esprit. Après les horreurs de la famine, les misères de l’émigration, le soulèvement avorté de la « Jeune Irlande, » et la comédie parlementaire des hypocrites successeurs d’O’Connell qui aboutit à un scandale financier et à une trahison politique, l’Irlande était paisible comme la mort. Beaucoup de gens bénirent le fenianisme, qui vint troubler cette paix funèbre, très semblable à celle que Tacite nous a fait connaître. Ubi solitudinem faciunt pacem appellant. Les fenians nous paraissent des criminels ou des fous : l’imagination irlandaise en fit des héros et des martyrs. Pour des femmes qui ont lu des romans, cacher des proscrits est une émotion de haut goût. Les châtelaines d’Avondale s’y adonnèrent avec enthousiasme, et le jeune Parnell vécut plusieurs années dans cette atmosphère de sentimens exaltés, sans s’associer toutefois, par aucun acte, à la politique des conspirateurs.

En 1870, le parti irlandais se reconstitua sur le terrain parlementaire, ce qui donnait aux modérés le pouvoir de tenter quelque chose pour leur pays. Mais ce parti manquait de tout, de lumières, de courage, de cohésion et surtout d’argent. Au moment des élections générales de 1874, Parnell eût voulu se présenter comme candidat au parlement pour le comté de Wicklow. Mais il était alors haut shérif, comme son père l’avait été avant lui, et le gouvernement refusa d’accepter sa démission. Redevenu libre sous le ministère Disraeli, il s’offrit pour disputer la circonscription de Dublin au colonel Taylor, auquel le nouveau cabinet venait de donner un emploi et qui, en conséquence, était soumis à la réélection.