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populaire, adorer le soleil levant. « La mort dans l’âme, » ils se séparèrent d’un homme « si parfaitement aimable » et le laissèrent mourir dans la solitude, de douleur et d’épuisement. Avant de finir ainsi, il eut le loisir de méditer sur cette loi inexorable qui condamne à être trahis et insultés tous les leaders de l’Irlande, Grattan après Flood, O’Connell après Grattan, Butt après O’Connell, et qui ne devait pas épargner son heureux rival.


III.

L’obstruction est une tactique ; elle n’est pas une politique. C’est la land-league qui fournit à Parnell et à ses amis le programme dont ils avaient besoin et pour lequel ils combattirent. Si Biggar est le véritable inventeur de l’obstructionnisme, la land-league doit surtout l’existence à Michel Davitt.

Vingt-cinq ans plus tôt, dans une des douloureuses années qui suivirent la grande famine, un pauvre fermier de la paroisse de Braid, dans le comté de Mayo, incapable de payer son loyer, était jeté hors de la maison dont il était tenancier. Les voici sur la route, sans asile et sans pain, l’homme, la femme et les petits enfans. Un de ces enfans était Michel Davitt. Supposons que nous soyons entrés ainsi dans la vie et essayons de nous figurer ce que nous aurions été. Alors, mais seulement alors, nous pourrons juger Michel Davitt.

L’enfant travailla dès qu’il eut la force et peut-être avant qu’elle fût venue. Il était employé à un moulin ; un accident le priva pour jamais de l’usage du bras droit. A onze ans, l’énergique petit manchot entrait comme commis auxiliaire chez un libraire-papetier qui tenait un bureau de poste. Il fit son éducation comme il put en dévorant les livres de la boutique. Quand éclata le mouvement révolutionnaire de 1865, il s’y jeta avec passion. Comme il ne pouvait épauler un fusil, il portait les cartouches dans un sac, incapable de se défendre, mais fier de partager le péril. On l’arrêta plusieurs fois. De 1870 à 1877, il passa sept années consécutives en prison. Il y subit un régime très dur dont certaines rigueurs ne sont rien moins que la torture d’autrefois, hypocritement déguisée sous des noms modernes et décens. Mais il avait été à si rude école ! La misère fait paraître douce la prison. Davitt y était entré presque enfant ; il était homme quand il en sortit. La première main qui se tendit vers lui sur le quai de Dublin lorsqu’il y débarqua fut celle de Parnell. Davitt avait beaucoup réfléchi sur le passé