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s’était enfui à Paris et de là à Madrid. Là il se mettait en communication télégraphique avec ses amis du Times. Naïf dans son infamie, il attendait encore d’eux des subsides. Au lieu de l’argent qu’il espérait, il reçut la visite d’un officier de police qui venait l’arrêter. Il demanda quelques secondes pour se préparer, passa dans une pièce voisine et se brûla la cervelle. Cette mort, avec les aveux qui l’avaient précédée, mettait en quelque sorte fin au procès. Cependant, le défenseur de Parnell, sir Charles Russell, tint à prononcer sa plaidoirie, qui dura plusieurs jours. Quoiqu’on puissent penser les admirateurs de l’avocat anglais, ce n’est pas un morceau d’éloquence, c’est un cours de droit et d’histoire, parfois prolixe et décousu, mais clair, complet, persuasif et où les défenseurs de l’Irlande puiseront toujours de sûrs argumens.

Quant à Parnell, il put se rappeler ce mot de Cobden : «Pas de haute réputation, de bonne cause, de noble idée à laquelle l’hostilité du Times n’ait mis le sceau. On n’est grand que quand on a été insulté par ce journal. « Il reprit sa place dans le parlement au milieu d’une ovation enthousiaste. Ce triomphe, ménagé par des ennemis, fut peut-être le plus grand de sa vie. Cependant la catastrophe s’approchait.


VI.

Depuis quelques années, on remarquait un changement dans l’humeur et dans les allures de Charles Parnell. Il ne prenait plus le même plaisir à ces dîners du Palace hotel dont il composait le menu avec autant de soin que Gambetta à Ville-d’Avray et où il réunissait autour de lui la bouillante jeunesse du parti. Il s’était toujours montré calme et silencieux au milieu de leur effervescence passionnée, se bornant à dire, quand la veillée se prolongeait : « Mes enfans, il est plus de minuit, allez-vous coucher, » du ton d’un frère aîné qui se plaît à jouer le père. Maintenant son silence, au lieu d’être souriant, attentif, encourageant, se faisait sombre et distrait. Son commandement prenait de la brusquerie et de la hauteur. De soudains éclats de colère troublaient la noblesse et la perfection de ses manières de gentleman, trahissaient une autorité ombrageuse, ardente à réprimer le moindre empiétement ou le plus léger oubli. Il lui arriva de traiter d’âne ou d’oie un collègue qui était arrivé trop tard pour parler ou pour voter. « Ne recommencez pas, » disait-il à la façon du maître qui tance un enfant. Et il tournait le dos au coupable. Cet homme, qu’on avait vu si modeste, n’acceptait