Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/389

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est sur ce point, pourtant, qu’on a cru apercevoir une divergence fondamentale entre les enseignemens de l’Eglise et les doctrines des économistes. J’avoue que je ne la vois point. Le pape, ici comme d’ordinaire, parle au nom du droit et de la justice abstraite ; le pape s’adresse à la conscience ; — Les économistes font profession d’observer les faits ; ils raisonnent d’après les faits, cherchant à les réduire en lois, non pour la conscience, mais pour la science. Et, malgré cette diversité de points de vue, il se trouve que, entre les préceptes de l’Église et les lois économiques, au lieu d’une contradiction, comme on l’imagine parfois, il y a plutôt concordance. Qu’ont dit, en effet, les économistes, les anciens, ceux qui se sont montrés les plus durs ou les plus décourageans pour l’ouvrier, les Turgot et les Riccardo, par exemple ? Ils ont précisément enseigné que le taux des salaires est réglé par ce qui est nécessaire à l’ouvrier pour sa subsistance et pour celle de sa famille. D’après les plus secs de ces économistes du vieux temps, le salaire doit, par définition, suffire à l’entretien du salarié ; sans cela, en effet, l’ouvrier disparaît, et avec l’ouvrier, le patron ; l’industrie perd les bras dont elle ne peut se passer. Mais la science a marché, depuis Turgot et depuis Riccardo ; et toute apparence de contradiction entre les lois économiques et les règles de la justice, telles que les formule le saint-siège, disparaît, a fortiori quand, au lieu d’en rester aux doctrines vieillies des fondateurs de l’économie politique, on s’en tient à la science contemporaine.

Catholiques ou hétérodoxes, nombre d’amis de l’ouvrier semblent en être encore à la théorie désolante et démodée « du fonds des salaires, » et à la trop fameuse « loi d’airain » du juif Lasalle. Ils semblent croire que, d’après les enseignemens des économistes, les ouvriers, obligés par la concurrence d’offrir leurs bras au rabais, ravalent eux-mêmes le taux du salaire à ce qui est strictement nécessaire à l’ouvrier pour ne pas mourir de faim. Ce sont là des vues surannées ; elles n’ont plus cours dans la science ; autant vaudrait parler à nos chimistes du phlogistique de Stahl ; il y a beau temps que l’observation des faits en a montré la fausseté et que nos savans en ont fait justice[1]. Ce que tels économistes

  1. Voyez, par exemple, mon frère Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique. Cf., pour ne citer que des Français, MM. Léon Say, Levasseur, Maurice Block.