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folles orgies, le butin que le prince eût voulu consacrer à l’accomplissement de ses desseins. Orange recevait plus d’argent des corsaires de La Rochelle que des commandans de sa propre flotte.

Quand on ne veut pas mettre sa confiance uniquement en soi-même, on n’est que trop disposé à se montrer peu scrupuleux dans le choix de ses alliés. « Plutôt le Turc que le pape, » était devenu la devise des gueux. L’anéantissement de la flotte ottomane à Lépante ne les désabusa pas du coupable espoir d’une intervention qui pouvait devenir si funeste à toute la chrétienté. Les réformés d’Anvers se montraient disposés à payer le concours du sultan du prix exorbitant d’un subside de trois millions de florins, et les gueux arboraient fièrement à leur chapeau l’emblème de l’islamisme. Sur la face du croissant de métal, on lisait ces mots inscrits en langue flamande : « Liever Turx dans Paus ; au revers, ces mots français : En despit de la mes[1]. » Oui, plutôt se soumettre au représentant du prophète qu’au joug maudit de Rome ! « Les Zélandais sont endurcis à la guerre, habitués à la course : s’il le faut, ils pousseront leurs vaisseaux jusqu’à Chypre, pour frayer à Sélim le chemin de Veere. »

Nous ne croyons plus à la puissance du Turc : au XVIe siècle, au lendemain de la mort de Soliman le Grand, le Turc était encore l’épouvantail de l’Europe. Il n’avait pour contrepoids que la monarchie de Philippe II. L’Allemagne craignait à chaque instant de voir crever sur elle la tempête. Pendant plus de cent ans encore, elle ne cessa de prêter une oreille inquiète au lointain mugissement du flot en chemin vers son territoire. Ce flot amènerait-il, suivant la prédiction du poète, « la couvée sanglante, jusqu’à Cologne ? » Si les coursiers ottomans venaient jamais, comme on en menaçait l’Europe catholique, « s’abreuver dans le Rhin, » n’est-ce pas à ces factieux incorrigibles, à ces hérétiques si disposés à pactiser avec les infidèles, que l’Europe aurait le droit de s’en prendre ? Comprenons donc les haines de cette époque. N’en jugeons pas les passions avec notre indifférence ; nous risquerions d’être peu équitables. Philippe II, le duc d’Albe, Pie V lui-même, — si nous osons associer le nom du grand et saint pontife à ces noms contestés, — ne pouvaient pas, en bonne justice, se montrer tolérans. Ils ne combattaient pas seulement pour l’orthodoxie des doctrines ; ils se croyaient appelés à sauver la civilisation chrétienne. Eux aussi, ils relevaient des digues et se seraient crus niaisement criminels s’ils n’avaient opposé qu’un rempart perméable à l’affreux cataclysme. Ce qui prouve à quel point les agitations de l’homme sont stériles, c’est que, malgré l’apparence d’un zèle

  1. On trouve encore de ces croissans de métal en Hollande.