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Lacousthène eut un geste las.

— Oh ! il y en a une qui ne me coûtera guère à établir : Alice. Elle devient de plus en plus fantasque, veut maintenant « se faire sœur. »

Tout le monde se récria :

— Alice ! que nous dites-vous là ? Mais vous badinez, je suppose ?

Seul George resta muet, et Thérèse le regardait fixement avec une curiosité sournoise, pour surprendre en lui l’ombre d’une émotion ou d’une surprise ; mais il était détaché entièrement, et son visage resta impassible.

Lacousthène continua :

— Ça l’a prise comme ça tout d’un coup, le lendemain du jour où elle s’est trouvée mal ici ; elle prétend que Dieu l’appelle et passe tout son temps en méditations et en prières. L’abbé Roussillhes est venu la voir, et après avoir causé longuement avec elle, il est parti édifié, les larmes aux yeux… Moi, vous comprenez, je ne la contrarie en rien, car dans la situation où nous sommes… Dupourquet acheva avec conviction :

— C’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux !

Maintenant, en attaquant le rôti, on discutait le pourquoi de cette vocation si brusque.

Alice était pieuse, sans doute, s’approchait régulièrement de la sainte table aux jours fériés, mais elle aimait aussi le monde, s’amusait davantage au bal qu’aux sermons, et déchiffrait bien plutôt les accompagnemens du répertoire Boutarel que de la musique sacrée.

Mme Dupourquet insinua :

— Elle a peut-être éprouvé quelque déception ; les jeunes filles se frappent si facilement ! il n’y avait aucun mariage en train pour elle ?

— Ma foi ! non, et c’était là, je dois le dire, le cadet de ses soucis ; elle m’a déclaré à moi-même plusieurs fois que son intention était de rester fille.

Génulphe, qui remplissait les verres à la ronde, s’exclama : — Alors, c’est à n’y rien comprendre !

Et Lacousthène, que les lois mystérieuses de l’atavisme préoccupaient au point qu’il y rapportait avec une foi égale les vocations religieuses et les infirmités physiques, avoua :

— C’est de famille. Sa tante Eudoxie, la sœur de ma femme, a fait comme elle ; à vingt et un ans, on n’a pas pu la tenir, il a fallu qu’elle parte…

Puis, changeant de ton :