Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/442

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

usage du tabac ne comprennent pas l’attrait qu’il inspire ; mais les fumeurs eux-mêmes ne s’en rendent pas un compte bien exact. L’opinion générale est celle-ci : on commence à fumer par imitation, et on continue par habitude. C’est une distraction, un moyen de tromper l’ennui.

« Le garçon de quatorze à quinze ans qui commence à fumer, dit M. Dumas, ne demande pas plus que celui qui commence à boire, une excitation cérébrale à cette habitude nouvelle. Il imite tout bonnement les êtres barbus qu’il voit la pipe ou le cigare à la bouche. C’est pour lui un des signes extérieurs de la virilité à laquelle il aspire. C’est le moyen le plus facile de se faire croire qu’il est déjà un homme et d’essayer de le faire croire publiquement aux autres. »

C’est aussi vrai que spirituellement dit, et il n’est guère de fumeur qui ne retrouve dans ses souvenirs quelques traces de ce sentiment ; mais si le désir d’affirmer sa virilité et de faire comme les autres explique les premiers débuts, malgré tout ce qu’ils ont de pénible, il ne rend pas compte de l’attrait irrésistible qui s’attache à l’habitude une fois contractée et de la promptitude avec laquelle elle s’établit.

Les coutumes, les goûts des populations, les modes elles-mêmes changent et font place à d’autres qui disparaissent à leur tour, après avoir inspiré le même engouement ; l’habitude de fumer, la passion du tabac vont croissant en dépit des obstacles. Il n’y a guère que trois cents ans que les compagnons de Christophe Colomb ont rencontré des Indiens porteurs de tisons bizarres dont ils aspiraient la fumée, et ceux qui ont imité ces sauvages se comptent aujourd’hui par millions. Ils couvrent le monde entier. Les premiers adeptes de ce nouveau culte ont bravé les anathèmes, les persécutions, et certains d’entre eux les supplices. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas les mêmes luttes à soutenir, mais il y en a dans le nombre qui supportent bien des misères, qui compromettent même leur santé plutôt que de se convertir, et ceux-là sont pourtant des hommes énergiques et intelligens, quoi qu’on dise.

Il faut donc qu’il y ait dans cette passion autre chose que la satisfaction d’une habitude mécanique. « Il faut, dit encore M. Dumas, que le trouble particulier, que l’ivresse spéciale causée par le tabac aient des séductions bien irrésistibles, pour qu’étant de découverte récente et d’initiation si pénible, il ait si vite rattrapé le vin, vieux comme le monde. »

Le charme de cette intoxication n’est pas facile à expliquer. C’est de l’apaisement, dit M. Faye, c’est un engourdissement devenu nécessaire, dit le docteur Charles Richet, c’est un état de torpeur