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qui prête à la rêverie, ajoutent quelques autres ; ce n’est rien de tout cela, réplique le comte Tolstoï, c’est le désir d’étouffer la voix de sa conscience ; et le célèbre romancier, confondant le tabac avec l’alcool et l’opium, les enveloppe dans le même anathème.

Pour expliquer sa manière de voir, il a recours à une théorie qui n’a pas précisément le mérite de la nouveauté et qu’on désigne, en physiologie, sous le nom de dualité du dynamisme humain. Que le lecteur me pardonne ce vocable pédant, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, ce sont les vitalistes de l’école de Montpellier.

Dans la période de sa vie consciente, dit Léon Tolstoï, l’homme a souvent l’occasion de reconnaître en lui deux êtres absolument distincts : l’un aveugle et sensitif, l’autre éclairé et pensant. Le premier mange, boit, se repose, dort, se reproduit et se meut, comme une machine remontée pour un certain temps. L’autre, l’être pensant, éclairé, uni à l’être sensitif, n’agit pas par lui-même, et ne fait que contrôler et apprécier la conduite du premier, en l’aidant activement, s’il l’approuve, et en restant neutre, dans le cas contraire. Cet être spirituel, mais impuissant, joue dans la psychologie humaine le rôle de la boussole du navire, dont l’autre est le timonier. Ce dernier peut suivre les indications de l’aiguille aimantée ; il peut également n’en tenir aucun compte ; il est même libre, lorsque ces avertissemens l’ennuient, d’affoler sa boussole. C’est à ce dernier parti qu’ont recours les gens faibles et timorés ; ils étouffent leur conscience et, pour le faire, ils ont recours à l’alcool ou au tabac.

« Supposons par exemple, dit l’auteur, que la vie d’un homme ne soit pas d’accord avec sa conscience, et que cet homme n’ait pas assez de force pour rétablir l’harmonie. D’autre part, les distractions qui devraient empêcher son attention de se fixer sur ce désaccord sont ou insuffisantes par elles-mêmes, ou bien le sont devenues pour lui. Cet homme, alors, qui veut persévérer dans la mauvaise voie, malgré les avertissemens de sa conscience, se décide à empoisonner, à paralyser, complètement et pour un certain temps, l’organe par l’intermédiaire duquel se manifeste la conscience. »

« L’explication de cette habitude, aujourd’hui répandue dans l’univers entier, de fumer et de s’alcooliser, ne nous est fournie ni par un penchant naturel, ni par le plaisir et la distraction que cela donne, mais par la nécessité de se dissimuler à soi-même les manifestations de sa conscience. Telle est donc la véritable cause de l’usage si répandu des excitans qui empoisonnent le cerveau et particulièrement du tabac, qui est le narcotique le plus répandu et le plus pernicieux. »