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Ainsi, c’est bien entendu, le tabac est plus dangereux que l’alcool, que l’opium et que tous les autres narcotiques. Il possède, par conséquent, au plus haut degré le don d’endormir la conscience. Les fumeurs sont des gens qui ont un méfait à se reprocher ou qui s’apprêtent à le commettre.

Ce bon bourgeois qui fume tranquillement sa pipe, étendu dans son fauteuil, en lisant son journal, est un malfaiteur qui rumine quelque horrible forfait. Le matelot qui fume pendant son quart songe probablement à jeter son capitaine à la mer. Les braves gens qu’on voit, dans les estaminets, fumer en jouant aux cartes, avec cet air bon enfant que donne le plaisir d’une habitude satisfaite, ce sont des hommes pervers, et que suis-je moi-même, qui ai bien fumé dans ma vie au moins cent mille pipes ou cigares ? Faut-il que j’aie eu besoin d’endormir ma conscience ! Que de forfaits j’ai dû méditer, pendant ces innombrables heures où j’avais volontairement affolé ma boussole ! Ce qui m’étonne, c’est de n’en avoir perpétré aucun. Je ne me doutais pas du danger ; j’avais même la bonhomie de croire que le tabac avait pour effet de rasséréner l’esprit et de faire cesser les dangereuses suggestions de la haine et de la colère.

La thèse du comte Tolstoï n’est véritablement pas soutenable, mais il est dans son argumentation un point particulièrement dangereux ; c’est l’assimilation qu’il établit entre les effets du tabac et ceux de l’alcool. Pas un des personnages que le traducteur de son travail a consultés n’a protesté contre cette confusion, et cependant elle est fausse et perfide. Le paradoxe du romancier russe peut, dans une certaine mesure, s’appliquer à l’ivresse. On s’enivre parfois pour oublier, pour s’étourdir. C’est même un détestable moyen. Les lâches, et les scélérats le sont tous, boivent souvent pour se donner du cœur, les meurtriers surtout, tandis qu’il n’y a pas d’exemple, comme le fait observer M. Aurélien Scholl, d’un crime commis la pipe ou le cigare à la bouche.

L’auteur dont je discute les idées en cite un cependant. C’était un cuisinier qui, après avoir coupé la gorge de sa victime et l’avoir vue tomber à la renverse, en perdant des flots de sang, n’avait eu le courage de l’achever qu’après avoir été s’asseoir et fumer une cigarette dans le salon voisin. Étrange scélérat ! étonnante cigarette !

L’auteur lui-même confesse que, pendant longtemps, il a endormi sa conscience à l’aide du tabac. Elle n’avait pas, il est vrai, de grands reproches à lui faire. Tantôt elle le gourmandait pour sa paresse, tantôt elle lui reprochait une omission, un manque d’exactitude, un petit accès d’emportement dans lequel il n’avait