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rable. À la fin de ma longue carrière, c’est à peine si je me souviens d’avoir constaté deux ou trois guérisons d’alcooliques, et je n’affirmerais pas qu’elles eussent été bien solides si les sujets s’étaient trouvés aux prises avec de nouvelles tentations. Quant aux morphinomanes, ils sont absolument incurables, tant qu’ils ne sont pas internés, et la façon dont on les traite dans les hôpitaux qui leur sont consacrés en Allemagne et en Amérique prouve assez combien est terrible une passion qui réclame l’emploi de pareils remèdes.

Les fumeurs au contraire se corrigent, quand ils le veulent bien. Il leur faut pour cela une volonté ferme ; mais on rencontre tous les jours sur sa route des gens qui ont eu ce courage, et depuis que les accidens causés par le tabac sont mieux connus, on voit un assez grand nombre d’hommes y renoncer d’eux-mêmes en avançant en âge. L’habitude se perd alors d’une façon si complète qu’au bout de quelques années, on peut se trouver dans un cercle de fumeurs, sans éprouver le désir de les imiter, et si la velléité vous vient alors d’allumer un cigare, vous n’y trouvez plus le plaisir des anciens jours. C’est une faculté éteinte, une source de plaisir tarie, et il faut en faire son deuil, comme de tant d’autres.

Je pourrais m’en tenir là ; mais je ne veux pas finir cet article, sans hasarder à mon tour une explication. Elle ne vaut probablement pas mieux que les autres ; aussi je ne cherche à l’imposer à personne.

De tout temps les hommes ont recherché avec avidité les substances qui agissent sur leur système nerveux d’une façon ou d’une autre. C’est une tendance générale et qui est exclusivement propre à l’espèce humaine. Échapper à la vie réelle, au terre-à-terre des occupations de chaque jour, vivre dans le rêve, dans un monde idéal que l’imagination peuple à son gré, qu’elle embellit de ses prestiges, tout cela a, pour certains esprits, d’irrésistibles séductions. C’est pour obéir à cette attraction dangereuse qu’ils recherchent inconsciemment les rêves de l’opium et du hachich, les enivremens de l’éther et du chloral ou l’ivresse grossière de l’alcool[1]. Les faibles s’abandonnent sans résistance à leur penchant et tombent dans les excès dégradans que je viens de passer en revue ;

  1. La dernière forme que cette passion ait revêtue est, dit-on, l’ivresse produite par le naphte. Les femmes employées dans les manufactures de caoutchouc, qui sont très nombreuses à Boston, s’enivrent à l’envi en respirant les vapeurs qui s’échappent des grandes cuves où l’on purifie ce produit à l’aide du naphte. Ces vapeurs procurent, à ce qu’il paraît, des rêves plus agréables et des sensations plus énervantes encore que le hachich lui-même. On accuse les émigrantes allemandes d’avoir révélé ces propriétés aux ouvrières américaines.